• Roger SCRUTON- L'erreur et l'orgueil

    Roger SCRUTON- L'erreur et l'orgueil

    acheté -presque au hasard- chez un de nos bouquinistes du marché.

    Scruton veut, à travers l'étude des différents auteurs qui ont faitt la gauche moderne dénoncer le nihilisme politique et philosophique qui sous-tend certaines idéologies contemporaines.

    Je dois avouer avoir lu une bonne partie de travers, tant le propos analytique des oeuvres de certains auteurs est difficile. Je me suis concentré sur les auteurs que je connais a minima (Foucault, Badiou, Lacan...) et allant bien souvent aux conclusions sur les auteurs que je ne connaissais que de nom pour les avoir rencontrés dans des discussions très marquées politiquement (Gramsci, Habermas).

    L'ouvrage est ardu.

    je vous laisse le début de la conclusion "Qu'est-ce que la droite" qui répond au chapitre d'ouverture "Qu'est-ce que la gauche?"

    « S’il y a un élément fondamental dans le mode de pensée de gauche, c’est bien l’ordre linéaire sous-entendu dans son nom. Ceux qui se définissent comme étant « de gauche » croient que les opinions et mouvements politiques se répartissent de gauche à droite et que, dans la mesure où une personne n’est pas à gauche, elle est forcément à droite. Parallèlement, les intellectuels de gauche ont toujours cherché à rendre inacceptable le fait d’être à droite, par le biais d’une campagne d’intimidation acharnée. En règle générale, ils ne donnent aucune définition de ce qu’est la « droite », pas plus qu’ils n’expliquent pourquoi les nationaux-socialistes, les fascistes et les économistes libéraux doivent tous être inclus dans cette catégorie. Toutefois, ils sont clairs sur un point : une fois identifié comme étant de droite, vous n’avez plus voix au chapitre ; vos opinions sont hors de propos, votre personnalité est discréditée, votre présence en ce bas monde est synonyme d’erreur. Vous n’êtes pas un adversaire avec qui on peut débattre, mais un pestiféré à fuir. Telle a été mon expérience, et telle a été l’expérience de tous les dissidents que j’ai connus. Quand des livres écrits par des auteurs de droite sont remarqués « par des critiques de gauche (et les critiques de gauche sont la norme dans le monde universitaire), c’est dans le seul but de les dénigrer.

    Tout cela, pourrait-on penser, fait peser un poids considérable sur les épaules des penseurs de gauche chargés de définir une alternative. Mais en me retournant sur le paysage lugubre que j’ai traversé dans ce livre, je ne vois que du négatif. Quelques déclarations d’intention sont faites pour un futur d’« émancipation », d’« égalité » ou de « justice sociale, mais ces mots ne sont que rarement extraits du monde des abstractions ou soumis à des analyses sérieuses. Ils ne servent pas à décrire un ordre social rêvé prêt à être justifié par ses défenseurs. À la place, on leur confère une connotation purement négative. Ils servent à condamner chaque institution de médiation, chaque association imparfaite, chaque tentative humaine manquée de vivre ensemble dans une société sans violence et respectueuse de la loi. C’est comme si l’idéal abstrait avait été choisi précisément pour que rien de réel ne puisse l’incarner.

    « J’ai donc recherché en vain dans les écrits d’Hobsbawm, Thompson, Badiou, Lukács et Adorno, une quelconque description de la façon dont l’« égalité de l’être » défendue dans leurs manifestes indigestes devait être obtenue. Qui contrôle quoi, et comment, dans le monde de pure égalité, et qu’est-ce qui est fait pour s’assurer que les ambitieux, les beaux, les dynamiques et les intelligents ne viennent pas bouleverser la structure que leurs maîtres avisés auraient pu leur imposer ? Tout reste au niveau de la chasse, de la pêche et de la critique littéraire promises dans L’Idéologie allemande. Et lorsque, dans les écrits d’Adorno, j’ai découvert que l’alternative au système capitaliste était l’utopie, je n’ai pu m’empêcher de féliciter l’auteur pour son honnêteté, puisque cela revenait à dire qu’il n’existe aucune alternative. Bien sûr, on peut réécrire l’utopie comme une « situation idéale de parole », un groupe en fusion*, une procédure générique*, ou même un fascio – mais ces descriptions sont des descriptions de rien. Elles proposent une société débarrassée de tout ce qui rend une société possible – le droit, la propriété, la coutume, la hiérarchie, la famille, la négociation, le gouvernement, les institutions.

    Dans un moment de doute quant au bilan socialiste, Eric Hobsbawm écrivit un jour : « Si la gauche doit réfléchir plus sérieusement à la nouvelle société, cela n’amoindrit en rien son attrait ou sa nécessité, et ne rend en aucun cas moins convaincants les arguments avancés contre la société actuelle. »1 Voilà donc résumée en une phrase la somme de l’engagement de la Nouvelle gauche. Nous ne savons rien de l’avenir socialiste, si ce n’est qu’il est à la fois nécessaire et attrayant. Notre préoccupation première est l’argumentation « convaincante » contre le présent, qui nous amène à détruire ce que nous ne pouvons remplacer, par méconnaissance.

    Une foi aveugle entraîne les gauchistes radicaux de « lutte » en « lutte », les rassurant sur le fait que tout ce qui est entrepris au nom de l’égalité est juste et que toute destruction d’un pouvoir existant les mènera vers leur objectif. Leur désir est de passer du monde corrompu qui les entoure au royaume pur mais mystérieux de l’émancipation totale. Ce saut dans le royaume des fins se fait par la pensée et ne pourra jamais être reproduit dans la réalité. La « praxis révolutionnaire » se limite ainsi au travail de destruction, n’ayant ni le pouvoir ni le désir d’imaginer, en des termes concrets, la fin à laquelle elle veut parvenir. Il ne faut donc pas être surpris si la recherche d’une égalité non médiatisée a généré, dans une période récente, un monde de véritable asservissement, dont les modalités brutales furent décrites de manière incongrue dans le langage de l’émancipation : « libération », « démocratie », « égalité », « progrès », et « paix » – mots qui, dans le monde dont je me souviens, n’étaient jamais prononcés par un citoyen d’un État socialiste sans un sourire peiné et narquois.

    On peut observer exactement le même résultat dans les « guerres culturelles » qui, sous l’influence de Gramsci, proposèrent une version pantouflarde de la lutte révolutionnaire. Ici aussi, le « travail du négatif » parvint à effacer le visage de notre héritage culturel, démolissant les monuments et bloquant toutes les voies menant au réconfort. Mais rien ne vint remplacer cette culture, en dehors du relativisme modéré de Rorty ou de l’hostilité mensongère de Saïd. Le résultat final des guerres culturelles fut un politiquement correct imposé, avec lequel on se mit à traquer le moindre signe résiduel de modes de pensée racistes, sexistes, impérialistes ou colonialistes dans les paysages dévastés de l’art, de l’histoire et de la littérature.

    À ce stade, je me retrouve confronté à un défi lancé par le lecteur doué d’intelligence, qui rétorquera que, dans ma critique de la négativité de la gauche intellectuelle, j’ai moi aussi été majoritairement négatif. On peut raisonnablement critiquer la gauche pour ne proposer que des solutions irréalistes ; mais quelle est la vraie alternative ? Je vais essayer, dans ce chapitre, d’esquisser une réponse à ce défi. Ce ne sera pas une réponse complète, mais celle-ci pourra servir d’introduction appropriée à des idées que  « j’ai développées plus longuement ailleurs.2

    Les intellectuels de gauche débutent souvent leur critique de nos systèmes social et politique par une attaque du langage, qui s’inscrit dans une stratégie de grande envergure visant à faire du pouvoir et de la domination des thèmes prioritaires du programme politique, tout en discréditant les moyens par lesquels les rapports humains sont induits par la recherche d’un accord. La novlangue gauchiste est un outil puissant, non seulement parce qu’elle fait table rase de notre monde social, mais aussi parce qu’elle décrit une réalité supposée qui sous-tend son apparente cordialité tout en la taxant de supercherie. Les « forces matérielles », les « rapports de production antagonistes » et la « superstructure idéologique » de Marx ; l’« épistémè » dominant et les « structures de domination » de Foucault ; le « forçage », les « ensembles génériques » et les « procédures de vérité » de Badiou ; le « grand Autre » de Lacan et Žižek ; la « réification » et le « fétichisme de la marchandise » de Lukács – tous ces détails techniques déroutants ont pour objectif de soustraire la réalité à notre compréhension humaine ordinaire. « Cela a pour effet de placer le monde social hors de portée de la politique. Nous sommes invités à croire qu’il ne peut y avoir aucune résolution de nos conflits sans transformation totale, révolution totale ou, comme le Professeur de Joseph Conrad l’exprima dans L’Agent secret, « la destruction de ce qui existe ». 

    « La mission principale de la droite, par conséquent, est de sauver le langage de la politique : de remettre entre nos mains ce qui en a été arraché par le jargon. Ce n’est qu’au moment où nous aurons retrouvé le langage qui nous est naturel que nous pourrons répondre aux grandes accusations dont notre monde fait constamment l’objet de la part de la gauche. Et ce n’est qu’au moment où nous aurons retrouvé ce langage que nous pourrons dépasser la distinction unidimensionnelle gauche/droite, avec ses dichotomies nous/contre nous, progressiste/réactionnaire qui ont si souvent rendu impossible toute discussion rationnelle.

    Deux accusations contre notre héritage politique se sont logées dans les têtes des hommes que j’ai étudiés dans ce livre : la première veut que la société « capitaliste » soit fondée sur le pouvoir et la domination ; la seconde, que le « capitalisme » signifie la « marchandisation » – le processus par lequel les individus sont réduits à l’état de choses, et la fétichisation des choses en tant qu’agents. Divers intellectuels ont exprimé ces deux critiques de différentes manières. Mais elles sont toujours présentes, et la première étape pour pouvoir proposer une alternative réelle à la gauche est d’y répondre. 

    « Le mot « capitalisme » est le plus souvent utilisé comme un terme de novlangue. Il suggère une théorie globale pour expliquer notre société, et une stratégie pour la remplacer. Mais une telle théorie, et une telle stratégie, n’existent pas. Nous le savons grâce à une observation très simple : malgré toutes les transformations sociales, fondamentales ou non, malgré tous les ajustements, réalisés quels que soient l’effort et le coût, l’étiquette du « capitalisme » refait toujours surface pour décrire le résultat obtenu. Cette affirmation est vraie même pour l’État mis en place après la Révolution communiste en Russie, décrit comme un « capitalisme d’État » par les penseurs de l’École de Francfort. L’émergence de l’État-providence, l’essor de l’accès à la propriété, la « mobilité sociale accrue, le développement des coopératives, du travail indépendant et de l’actionnariat – aucun des éléments qui ont marqué l’évolution de la société depuis Marx, s’adaptant aux besoins de ses membres, ne s’est vu débarrasser de cette étiquette qui, parce qu’elle s’applique à tout, ne dit rien.

    Remplaçons donc ce mot par une vraie description. Les individus, dans nos sociétés, possèdent des choses, y compris leur travail, et peuvent librement échanger ces choses avec d’autres individus. Ils peuvent acheter, vendre, amasser, économiser, partager et donner. Ils peuvent profiter de tout ce que leur travail librement exercé peut leur garantir et même, s’ils le décident, ne rien faire mais survivre malgré tout. Vous pouvez leur enlever leur liberté de vendre et d’acheter ; vous pouvez les forcer à travailler dans des conditions qu’ils n’accepteraient pas librement ; vous pouvez confisquer la propriété ou en interdire telle ou telle forme. Mais si ce sont là les solutions de rechange au « capitalisme », il n’y a donc aucune autre vraie alternative que l’esclavage. 

    « Le vieux grief socialiste s’infiltre sournoisement dans la novlangue : là où il y a propriété privée, il y a aussi pouvoir – le pouvoir de celui qui possède sur celui qui est dans le besoin, le pouvoir d’un groupe sur un autre, d’une classe sur une autre. On trouve toujours, dans l’ombre des critiques visant le « capitalisme », le désir d’un monde « sans pouvoir ». Mais ce désir, qui s’exprime avec éloquence dans les écrits de Foucault, est incohérent. Toute société est essentiellement basée sur des rapports de domination, ses citoyens étant reliés les uns aux autres par des attaches et se distinguant par le biais de la rivalité et de la concurrence. Aucune société ne transcende ces réalités humaines, et cela n’est pas souhaitable, dans la mesure où nous tirons notre satisfaction matérielle de ces choses. Mais qui dit attaches dit pouvoir ; et toute rivalité implique la nécessité d’un gouvernement. Comme l’exprima un jour Kenneth Minogue : « le ver de la domination réside au cœur de la nature humaine, et la conclusion qui s’impose à nous est que toute tentative de renverser la domination, au sens métaphysique compris dans l’idéologie, est une tentative de détruire l’humanité. « En tant qu’êtres politiques, nous devrions chercher à atténuer l’exercice du pouvoir qui cimente la société, plutôt qu’à l’éliminer. Au lieu d’aspirer à un monde sans pouvoir, nous devrions tendre à un monde où le pouvoir est accepté, et où les conflits sont résolus conformément à une conception commune de la justice. 

    « Les penseurs de la gauche jugent frustrante la « justice naturelle » latente dans nos rapports sociaux, dont j’ai décrit le fonctionnement au chapitre 3. Soit ils la rejettent, comme les marxistes, en tant que fruit d’une « idéologie bourgeoise », soit ils la détournent de son cours normal, la remplaçant par une conception de « justice sociale » qui ne tient pas compte des droits, devoirs et mérites historiques, ceci afin de « traiter tout le monde comme son égal », tout en affirmant que c’est une façon de respecter les droits et de ne pas les outrepasser. Cette deuxième approche – illustrée dans les travaux de Dworkin – est antirévolutionnaire dans ses méthodes, mais révolutionnaire dans ses objectifs. Les libéraux américains sont tout aussi convaincus des méfaits de la domination que les gauchistes* parisiens, mais ils se distinguent en reconnaissant que les institutions, au bout du « compte, sont nécessaires à la poursuite de l’objectif, et que l’idéologie ne peut se substituer au travail patient du droit.

    La Nouvelle gauche ne partage généralement pas ce respect louable des institutions. Les dénonciations qu’elle fait du pouvoir ne s’accompagnent donc d’aucune description des institutions du futur. Le but est de tendre à une société sans institutions : une société dans laquelle les individus se rassemblent spontanément en petites gouttes porteuses de vie dénuées de la coquille morte du droit et de la coutume. Dans leur recherche de ce monde sans pouvoir, les auteurs de gauche se retrouvent non seulement aux prises avec des institutions réelles, mais aussi avec des démons cachés. Le pouvoir est partout, autour d’eux et en eux, implanté par les idées étrangères d’un ordre dominant. Comme l’écrit Foucault :

     

    Un despote imbécile peut contraindre des esclaves avec des chaînes de fer ; mais un vrai politique les lie bien plus fortement par la chaîne de leurs propres idées (…) lien d’autant plus fort que nous en ignorons la texture… »

    « Mais tenter d’atteindre un ordre social sans domination conduit inévitablement à un nouveau genre de domination, bien plus sinistre que celle qui a été déchue. Car les graines de la nouvelle structure de pouvoir sont présentes dans l’organisation nécessaire au renversement violent de l’ancienne, comme le dit Andrew Marvell de Cromwell :

     

    … those arts that did gain

    A power must it maintain.

     

    Une étude de la logique de la « praxis révolutionnaire » confirme la remarque célèbre de Robert Michels, qui avança que la « loi d’airain de l’oligarchie » poussait tous les partis révolutionnaires à agir à l’encontre de leurs idéaux d’émancipation. Cette réflexion remonte à un siècle, et aucun socialiste n’a jamais pris la peine de répondre à Michels – lui-même socialiste radical –, bien que l’histoire lui ait donné raison en tout point. »

    Mais qu’en est-il de l’autre grief fait à l’encontre de notre monde – à l’encontre de la « marchandisation », de la « réification », du « consumérisme », de l’« instrumentalisation », du « fétichisme » ? Les étiquettes sont légion, mais l’objet des griefs est unique. La novlangue masque la réalité et nous empêche de nous en rendre compte. Là aussi, nous devons trouver un langage avec lequel le mal peut être décrit avec précision et qui, en plus d’identifier le problème, nous dira que ce problème est le nôtre, qu’il ne doit pas être résolu grâce à la politique mais surmonté, s’il y a lieu, par un changement de vie.

    […] "

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