• Stefan Zweig - le monde d'hier (extrait)

    Toute ressemblance avec le monde d'aujourd'hui...

     

    « Toute une jeunesse nouvelle ne croyait plus aux parents, aux politiques, aux maîtres ; chaque proclamation de l’État était lue d’un œil méfiant. D’un coup, la génération d’après-guerre s’émancipait brutalement de toutes les valeurs précédemment établies et tournait le dos à toute tradition, résolue à prendre elle-même en main sa destinée, s’éloignant de tout le passé et se jetant d’un grand élan vers l’avenir. Avec elle devait commencer un monde absolument nouveau, un tout autre ordre, dans tous les domaines de la vie ; et, bien entendu, cela débuta par de violentes exagérations. Tous ceux ou tout ce qui n’était pas du même âge qu’elle passait pour périmé. Au lieu de voyager comme autrefois avec leurs parents, des enfants de onze et douze ans s’en allaient jusqu’en Italie ou à la mer du Nord, en bandes organisées de Wandervögel parfaitement instruites en matière de sexualité. Dans les écoles, on constituait, sur le modèle russe, des conseils d’élèves qui surveillaient les professeurs, le « plan d’études » était aboli, car les enfants ne devaient et ne voulaient apprendre que ce qui leur plaisait. On se révoltait par seul goût de la révolte contre toutes les formes établies, même contre la volonté de la nature, contre l’éternelle polarité des sexes. Les filles se faisaient couper les cheveux, et si court qu’avec leur coiffure « à la garçonne » on ne pouvait les distinguer des vrais garçons ; les jeunes hommes, de leur côté, se rasaient la barbe, pour paraître plus féminins, l’homosexualité et les mœurs lesbiennes firent fureur, non pas par un penchant intérieur, mais par esprit de protestation contre les formes traditionnelles, légales, normales de l’amour. Chaque mode d’expression de l’existence s’efforçait de s’affirmer d’une manière provocante, radicale et révolutionnaire ; l’art comme les autres, naturellement. La nouvelle peinture déclarait périmé tout ce qu’avaient fait Rembrandt, Holbein et Velasquez, et entreprenait les plus folles expériences cubistes et sur « réalistes. Partout on proscrivait l’élément intelligible, la mélodie en musique, la ressemblance dans un portrait, la clarté dans la langue. Les articles « le, la, les » furent supprimés, la construction de la phrase mise cul par-dessus tête, on écrivait « escarpé » et « abrupt », en style télégraphique, avec de fougueuses interjections. Au demeurant, toute littérature qui n’était pas « activiste », c’est-à-dire qui ne consistait pas en théories politiques, était vouée à la poubelle. La musique cherchait obstinément une tonalité nouvelle et subdivisait les mesures. L’architecture tournait vers l’extérieur l’intérieur des maisons. Dans les salles de danse, la valse disparaissait devant des figures cubaines et négroïdes. La mode, soulignant fortement la nudité, inventait sans cesse de nouvelles absurdités ; au théâtre, on jouait Hamlet en frac et l’on se livrait à des essais de dramaturgie explosive. Dans tous les domaines s’ouvrait une époque vouée à l’expérimentation la plus téméraire qui prétendait, d’un seul bond fougueux, dépasser tout ce qui avait été fait et accompli ; plus un homme était jeune, moins il avait appris, plus il était bienvenu par le seul fait qu’il ne se rattachait à aucune tradition — enfin la grande vengeance de la jeunesse se déchaînait triomphalement contre le monde de « nos parents. Mais au milieu de ce carnaval sauvage, rien ne m’offrit un spectacle plus tragicomique que de voir combien d’intellectuels de l’ancienne génération, dans leur crainte panique d’être dépassés et considérés comme « inactuels » se barbouillaient d’une sauvagerie factice avec la hâte du désespoir et cherchaient à suivre le mouvement d’un pas lourd et claudicant jusque dans les chemins le plus manifestement aberrants. De braves barbons d’académie compassés recouvraient leurs anciennes « natures mortes », devenues invendables, d’hexaèdres et de cubes symboliques, parce que les jeunes conservateurs des musées (partout on cherchait maintenant des jeunes ou, mieux encore, les plus jeunes) éliminaient des salles tous les autres tableaux, trop « classiques », et les mettaient au dépôt. Des écrivains qui, pendant des dizaines d’années, avaient écrit un allemand clair et lisse hachaient docilement leurs phrases et renchérissaient sur l’ « activisme » ; de confortables conseillers privés prussiens donnaient des cours sur Karl Marx ; de vieilles ballerines de l’Opéra de la cour dansaient aux trois quarts nues, avec d’« abruptes » dislocations, l’Appassionata, de Beethoven, ou La Nuit transfigurée, de Schoenberg. Partout les anciens, désemparés, couraient après la dernière mode ; on n’avait soudain plus qu’une seule ambition, celle d’être « jeune » et d’inventer promptement, après celle qui, hier encore, était actuelle, une tendance encore plus actuelle, plus radicale, et qui n’eût jamais existé auparavant. »

     

    Zweig Stefan. « Le monde d'hier. » (à propos des années 20 en Autriche)

    « idées surannées »

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :