• Vincent DEBIERRE - Le débat scientifique ne peut pas se passer de pluralisme moral

    Pour éviter les biais de confirmation, l’exigence scientifique suppose le pluralisme des idées et des points de vue. Un plaidoyer adressé aux sceptiques.

    Le débat scientifique ne peut pas se passer de pluralisme moral

    Par Vincent DEBIERRE

     

    Il  est  important  de  ne  pas  oublier  que  pratiquer,  dans  un  cercle  intellectuel, l’ostracisme envers des gens ayant des intuitions normatives différentes de celles de la majorité, revient à se priver d’un des meilleurs garde-fous existants contre les biais de confirmation. Dans ce texte, je défends cette thèse auprès des sceptiques : les praticiens du scepticisme scientifique qui doutent de l’importance de cet avertissement.

    Quand il s’agissait de définir la droite et la gauche,1, le philosophe et journaliste Jean-François Revel s’est embarrassé sans doute moins que quiconque :

    “Je n’ai jamais cessé de me considérer comme étant de gauche.  À l’origine, être de gauche, c’est lutter pour la vérité et la liberté, et pour le maximum de justice sociale.”

     

    Voilà ce que déclare cet auteur pourtant peu en odeur de sainteté dans les cercles intellectuels de gauche 2, lassés de sa critique incessante du marxisme.

    Revel montrait là qu’il héritait d’une représentation courante : la droite, camp de l’ordre et de la tradition, protège et défend un système arbitraire qui n’a d’autre justification que son existence, opposée à la gauche, camp du progrès, voulant remettre ce système en cause par la raison en montrant tout l’arbitraire de l’ordre des choses.

    Cette représentation est évidemment héritée de la Révolution française. Mais quelle pertinence a-t-elle, plus de deux cents vingt-cinq ans après ? Commençons par avancer deux manières possibles d’articuler la relation entre la méthode de pensée adoptée en principe par les sceptiques, et le champ politique. Ni l’une ni l’autre n’est dépourvue de mérite,  mais je proposerai ensuite ce qui me semble être un modèle supérieur.

    ÊTRE DE GAUCHE, C’EST TOUT NATUREL

    La première articulation possible me semble celle qui est plébiscitée de manière plus ou moins consciente par beaucoup d’intellectuels, enseignants, etc.3. Elle part de l’idée que “la gauche voulant changer le monde, et la droite voulant le conserver tel qu’il est”, toute personne consacrant un minimum de réflexion à l’état du monde ne pourra qu’être de gauche – étant donné que le monde est loin d’être parfait.

    Seuls l’intérêt cynique, le manque d’informations (économiques, légales, environnementales, etc.) élémentaires, ou l’incapacité à voir les problèmes que révèlent ces informations, expliqueraient alors le fait de ne pas être de gauche. L’intellectuel, bien informé, se dirigerait alors tout naturellement vers la gauche, d’où le caractère presque pléonastique de la locution intellectuel de gauche.

    La seconde articulation possible est due à l’économiste américain Thomas Sowell. Sur la base de son expérience dans les universités et les cercles intellectuels américains, Sowell conclut4 que les visions du monde et de l’humanité appartiennent à deux grandes catégories : la vision tragique, et la vision utopique. La seconde est d’après lui dominante chez les intellectuels, en particulier dans les sciences humaines et sociales.

     

    Elle énonce que tous les problèmes humains peuvent être résolus si suffisamment de volonté et de bienveillance sont mobilisées. Cette mobilisation permettra(it) de surmonter l’influence de l’intérêt privé, cet égoïsme appris par les individus au contact de la société capitaliste, qui obstrue la mise en place de solutions évidentes aux problèmes constatés (en particulier les inégalités matérielles). La vision tragique, quant à elle, accepte que la nature humaine contraigne les possibilités d’action : elle rend, notamment, l’intérêt privé impossible à éradiquer.

    Il  s’agit  alors  de  mettre  en  place les institutions permettant de canaliser cet intérêt de manière à ce qu’il s’exprime de manière bénéfique et/ou bénigne : penser à l’exemple d’Adam Smith du boulanger qui fournit du pain aux gens de son quartier non pas par charité mais par intérêt, et qui contribue néanmoins au bien-être du plus grand nombre en même temps qu’au sien par le biais de cet échange mutuellement bénéfique. Plutôt que de chercher une solution parfaite, l’intellectuel s’intéressant aux affaires humaines sera bien inspiré de chercher les bons compromis et les sacrifices avantageux.

    Sowell exprime clairement sa préférence pour la vision tragique, dont les praticiens sont moins enclins à prendre leurs désirs pour des réalités, et qui est moins susceptible de nourrir des rêves de solution totale dont la mise en place se ferait au mépris des équilibres locaux–voire au mépris des droits élémentaires des individus, sacrifiés sur l’autel d’une solution ultime dont la réalisation tarde à venir mais est toujours présentée par ses partisans comme à l’horizon.

    LES CONTRAINTES DE LA NATURE HUMAINE

    Je ne veux pas donner l’impression que ces deux modèles sont sans valeur, loin s’en faut. Il est clair que les intellectuels — et notamment les universitaires — ont souvent beaucoup plus de temps, mais aussi de ressources intellectuelles innées et acquises à consacrer à des réflexions, de préférence (mais pas toujours) sur un socle empirique solide, portant sur l’organisation et le fonctionnement des groupes humains. Il est non moins clair que cette réflexion s’est régulièrement affranchie de la prise en compte de faits importants, notamment en ce qui concerne les limites de malléabilité de la nature humaine.

    Autrement dit, il est prévisible que les intellectuels seront moins enclins à prendre l’état présent des sociétés dans lesquelles ils vivent comme argent comptant, et il n’y a a priori rien de mal à ça. Par ailleurs, il est prévisible que, en conséquence des mêmes traits psychologiques, ils soient susceptibles de rater des éléments explicatifs qui rendent ledit état présent plus compréhensible sans en référer systématiquement au cynisme des puissants, et c’est là qu’il est judicieux pour le sceptique de se montrer aussi vigilant que possible.

    Je propose finalement de définir les sensibilités de gauche et de droite comme suit :

    La personne de gauche, au moins par défaut et avant d’en apprendre plus, aura en général l’intuition que les hiérarchies, les inégalités, et même plus généralement les différences, quelles qu’elles fussent, entre individus et entre groupes, ont leur source dans des mécanismes qui sont au mieux, arbitraires, et au pire, injustes. Elles ne sont donc pas acceptables moralement.

    La personne de droite, avec les mêmes clauses, aura en général l’intuition que ces mêmes caractéristiques des groupes humains sont soit justifiées, soit nécessaires ; que ce soit au sens fort (le bon fonctionnement des sociétés humaines nécessite l’existence de hiérarchies) ou au sens faible (les hiérarchies ne sont ni un bien ni un mal mais elles apparaissent spontanément au sein des sociétés humaines).

    LE PLURALISME PENCHE À DROITE

    Il me semble que, dans cette nomenclature, il apparaît un pluralisme plus fort à droite – où l’état présent peut être considéré comme bon car découlant de règles transcendantes, ou justifié dans la mesure où il serait davantage dû aux différences de capacités et de goûts entre les individus qu’à des facteurs comme l’oppression, la discrimination arbitraire, etc., ou perfectible mais préférable par pragmatisme à une remise à plat totale des organisations humaines qui risquerait de détruire ce qui fonctionne bien au présent. À gauche, il y a sans doute moins de place pour les désaccords qualitatifs, la question clivante étant plutôt de savoir quelle intensité donner aux changements à apporter.

    Dans  les  cercles  sceptiques, la  prépondérance  numérique  de  la  sensibilité  de gauche est très nette. Il est naturel de corréler ce constat avec les statistiques indiquant l’existence d’un phénomène similaire chez les universitaires. Les sceptiques, bien entendu, n’ont pas pour rôle principal de se prononcer sur des questions de politique, le poids des jugements normatifs y étant probablement trop important pour qu’ils en fassent à bon escient un terrain d’exercice régulier.

    Néanmoins, eux qui mettent un point d’honneur à faire la chasse aux syllogismes et aux biais, et notamment au biais de confirmation,  qui recouvre sans doute une grande quantité d’erreurs de raisonnement commises par les humains, ne seraient que trop bien inspirés de faire preuve de vigilance quand les sensibilités normatives jouent un rôle dans la question qu’ils explorent.

    Si le pessimisme épistémologique de ceux qui considèrent que l’objectivité et la neutralité axiologique sont non seulement inatteignables mais non souhaitables en sciences, et en particulier, en sciences sociales, en disent probablement davantage sur la manière dont eux-mêmes raisonnent et travaillent que sur tout le reste, il est vrai que les sujets qui touchent à l’humain, en particulier, sont susceptibles de convoquer les préconceptions idéologiques de ceux qui les étudient. Pour cette raison, et pour d’autres, les sciences sociales sont probablement plus difficiles, au moins en ce sens, que les sciences naturelles.

    Un bon scientifique, et par extension un bon sceptique, aura parmi ses préoccupations centrales le souci de ne pas laisser ses intuitions dicter le contenu de ses conclusions. Mais lorsqu’il étudie un sujet qui stimulera, même involontairement, ses convictions normatives, cela devient difficile.

    Par chance la science possède ce mécanisme auto-correcteur dû au fait que les chercheurs examinent le travail de leurs collègues. Dans beaucoup de cas, démontrer qu’un autre chercheur s’est trompé est valorisé. Mais, lorsque l’affirmation d’un chercheur est normativement agréable aux oreilles de la grande majorité de ses collègues, il peut en résulter que peu de monde s’attelle à la vérifier5.

    Cela pose un problème évident pour les sciences humaines et sociales : des statistiques établissant la majorité écrasante de chercheurs ayant une sensibilité de gauche dans ces disciplines, existent6. Par ce que j’appellerai ici de la malchance, même si en fait cela n’est probablement pas le fruit du hasard, c’est précisément dans ces disciplines que le danger de succomber à la version normative du biais de confirmation est, de loin, la plus forte.

    Le mérite des sociologues et des historiens produisant du travail solide et empirique n’en est que plus grand.  Mais, concomitamment, le danger que des bulles de travaux universitaires peu fiables se développent et grossissent, est également important… d’autant plus, peut-être, qu’une étude7 tend à indiquer que ceux qui étudient les sciences humaines et sociales ont un quotient d’empathie plus élevé, et un quotient de systématisation moins élevé, que leurs homologues de sciences naturelles et formelles – ce qui tend à indiquer une difficulté plus importante avec l’analyse quantitative et avec l’analyse dépassionnée chez ces premiers.

    Le psychologue social Lee Jussim a par exemple mis en lumière8 l’absence de bases pour la croyance, omniprésente chez ses collègues et dans la littérature académique, selon laquelle les stéréotypes (ces croyances qu’ont les individus au sujet de divers groupes démographiques) ne correspondent pas à la réalité.  Jussim a montré que, dans la plupart des cas,  ces croyances correspondent plutôt bien aux données statistiques.

    Un autre exemple, qui a été discuté ad nauseam par les élites intellectuelles occidentales (mais malheureusement, sans que les croyances fausses soient même près de disparaître), est celui de l’influence des gènes dans les traits psychologiques et les comportements humains perpétuellement remise en cause par de nombreux intellectuels, malgré la solidité de nombre de résultats à cet égard (notamment, validés par des méta-analyses de grande ampleur).

    Dans ce second exemple, c’est le mécanisme « inverse » qui est à l’œuvre : des résultats empiriques visiblement solides sont rejetés, ou minimisés jusqu’à l’insignifiance, par des intellectuels voyant d’un mauvais œil ce qu’ils disent de l’humain–et des possibilités de transformation de la société.

    ATTENTION AU BIAIS DE CONFIRMATION

    Mon but n’est pas de dire aux sceptiques qu’il ne « faut pas être de gauche ».  De la même manière que la volonté de bien des responsables politiques, militants, journalistes et universitaires de vouloir forcer dans d’innombrables domaines d’activité professionnelle une parité homme-femme stricte trahit une grave incompréhension des différences psychologiques qui existent à l’échelle statistique entre les sexes9 et qui sont dues en partie importante à des prédispositions innées10, vouloir forcer dans des domaines d’activité et d’intérêt une ‘parité poli- tique’ serait absurde et, surtout, ignorant de prédispositions expliquant en partie importante les statistiques observées.

    Mon but est d’enjoindre les sceptiques à faire attention de faire en sorte de ne pas exclure des individus qui auraient des intuitions différentes de la (grande) majorité. Le biais de confirmation est un piège permanent et pratiquer l’ostracisme sur des bases normatives est une manière de se priver d’un des meilleurs remèdes contre lui. La gauche n’a pas le monopole du cœur et encore moins celui de la vérité.

    Après  celui  de  la  « fiabilité  des  stéréotypes »  et  celui  de  l’importance  des  gènes, prenons un troisième et dernier exemple :  les écarts de salaires entre hommes et femmes. Tous les ans désormais, les grands médias français nous expliquent 11 qu’à partir d’une certaine date, les femmes en France travaillent ‘pour du beurre’ : en effet, elles seraient moins bien payées que leurs collègues masculins, et donc victimes de discriminations injustes les privant d’une partie du salaire que ceux-ci perçoivent.

    Pour faire simple, si certaines associations féministes constatent que la femme salariée moyenne touche 80 % (un chiffre que je choisis « arbitrairement » ici, mais qui correspond assez bien à ceux qui sont en général donnés) de ce que l’homme salarié moyen touche par mois,  alors les grands médias nous expliqueront qu’à partir du 20 octobre, “les femmes travaillent gratuitement”. Mais ce genre de déclaration outrée, qui contribue sans doute à raviver un peu la  flamme  militante  d’un  certain  nombre  de  gens  chaque  automne, est  basée sur une grosse confusion.

    En effet, ce chiffre brut comptabilise les salaires de toutes les femmes et de tous les hommes, sans comparer les employés à secteur, poste, expérience, formation, horaires, etc. égaux. En France, au Royaume-Uni et en Allemagne, si l’on prend simplement en compte12 le poste, le grade et l’entreprise, l’écart de salaire moyen entre hommes et femmes passe de quelque part dans  l’intervalle 15 %-30 %  selon  le  pays,  à  quelque  part  dans  l’intervalle 1 %-3 % selon le pays. Autrement dit, même sans prendre en compte les autres variables, la période de “travail gratuit des femmes” se voit réduite d’un facteur 5 en Allemagne, 6 en France et 35 au Royaume-Uni. Reste alors à inclure les autres variables (diplômes, volume et flexibilité horaires, etc.).

    Il pourra être rétorqué que ces analyses n’excluent pas entièrement la possibilité que la proportion d’hommes dans un métier influence directement le prix que les clients seront prêts en moyenne à payer, du fait de leurs intuitions individuelles, pour les services fournis, même si ceux-ci ne sont pas objectivement meilleurs–encore faudrait-il défendre cette hypothèse avec des données appropriées.

    In fine, nous avons là un exemple de sujet pour lequel l’intuition de gauche telle que je l’ai définie est battue en brèche par les faits – encore faut-il que ceux-ci soient examinés.

    le lien vers l'article sur Contrepoints avec les références.

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