• Edgar Morin - Le paradigme perdu: la nature humaine

    Edgar Morin -

    "Ce qui meurt aujourd'hui, ce n'est pas la notion d'homme, mais une notion insulaire de l'homme retranché de la nature; ce qui doit mourir, c'est l'auto-idôlatrie de l'homme, s'admirant dans l'image pompière de sa propre rationnalité."

                  Edgar Morin, 1973

    Suite à une discussion écourtée avec un ami sur la notion de naturel dans l'homme, j'ai eu envie de creuser un peu le sujet. Nous avions une véritable opposition entre l'un qui défendait une totale liberté de l'homme et l'autre (moi) qui défendait le principe de cadre contraignant.
    En fait le débat n'était pas clair, nous étions à la fois sur la noition de "nature de l'homme" et de "libre arbitre". Le sujet était vaste et les discussions autour d'une bouteille ne rendent que rarement justice à la profondeur de certains sujets.

    Tout d'abord, il est amusant de remarquer que l'on parle de la nature de l'homme mais jamais de la nature de l'animal (pléonasme, mercie Claire). L'animal étant considéré nature et l'homme culture. C'est un dualisme ancien, ethnocentrique qui considère l'homme (jugement de valeur) comme supérieur à la nature, intrinsèquement. C'est une vision quasiment religieuse de l'homme faisant de lui-même (oh combien sommes nous juge et partie) un être exceptionnel parmi d'autres, sorte de divinité au-dessus des animaux non humains dans son fonctionnement.
    Deux points pour contrecarrer cette vision:
    - L'éthologie nous apprend qu'il n'y a pas de différence de nature entre l'homme et l'animal mais une différence de degrés. Chaque animal (sociologie évolutionniste) s'étant adapté (double flux) à son environnement. Les espèces quelles qu'elles soient sont donc les plus parfaites (pour le moment) dans leur environnement. Chaque espèce ayant son "puits sans fond", le notre étant selon nombre de chercheurs le langage.
    - L'évolution nous pousse à réfléchir à la frontière (temporelle et développementale) qui ferait de nous non seulement des hominidés en tant qu'être exceptionnel. À quel moment l'homme se serait tellement différencié qu'il serait devenu un être d'exception?

    Certains disent que l'histoire est un moment de la nature, une expression parmi d'autres qui est apparue et qui disparaîtra certainement. (l'homme a entre 7 et 10 millions d'années, sapiens a 200 000 ans, l'histoire 5000 et l'univers 14 milliars d'années...)

    Je cherchais donc un livre qui pense le sujet. J'avais peur de ne trouver que des auteurs anglo-saxons qui ont moins de scrupules à penser l'individu en tant qu'être physiologique, me voyant alors accusé d'être à la solde des neurosciences. Coup de chance, Edgar Morin a écrit ce livre. Steven Pinker en a écrit un autre plus récent Comprendre la nature humaine, si jamais quelqu'un l'a...

    Edgar Morin cherche donc à définir ce qui fait l'homme en tant qu'homme. Il développe dans ce texte ce qui semble être l'oeuvre de sa vie, à sa voir le complexe. Parfois, d'ailleurs il semble que le discours tende à justifer ce "complexe", devanant un but de sa pensée et non seulement un concept articulatoire). Le compelxe étant l'homme en tant que machine et la société aussi. L'homme étant de plus en plus complexe dans une société de plus en plus complexe également.

    L'idée initiale étant de croiser les connaissances et d'éviter les excès qui conduisent au sociologisme (ignorant la vie et l'individu), le biologisme (conception uniquement basée sur la biologie) et l'anthropologisme (vision sur-naturelle de l'homme). il cherche donc la voix médiane, sage. C'est amusant comme en rajoutant le suffixe -isme à un concept, on arrive à le péjorativer (pédagogisme, scientisme...)

    De prime abord, il définit ce qui le caractérise, ce qui fait sa praxis (son comportement structuré dans le monde), à savoir l'écosystème, la culture, le cerveau-la génétique.
    Comment y arrive-t-il?
    Tout d'abord, Edgar Morin, précurseur, développe longuement une science récente en 1973, à savoir l'éthologie. Il traite bien sûr du continuum et des différences avec les grands singes (en faisant parfois des erreurs, comme en considérant que l'interdiction de l'exogamie est propre à l'homme alors que non, l'exogamie est également présente chez les grands singes).
    Puis, il va développer un sociogenèse pour établir les forces qui transcendent les différentes sociétés de la plus ancienne (arkhè société) à la plus récente (l'histoire). Sans beaucoup de références, cela paraît parfois spéculatif, néanmoins, cela se tient.
    Un des éléments qui fonde l'homme étant la famille nucléaire. Même s'il ne prend pas le risque de lister ce qui ferait l'homme.

    En gros, il dit que la nature de l'homme est au croisement complexe de son cerveau-génétique, de sa culture et de son écosystème.

    En 1973, dans sa conclusion, il plaide pour une sorte de sociobiologie qui a du mal à voir le jour. Aujourd'hui, les livres de sociologie ou de philosophie sont souvent déconnectés, volontairement je pense, des découvertes scientifiques comme si les auteurs avaient peur de procéder à un blasphème en plaçant l'individu acteur de sa vie/société au croisement de son hérédité, ou du fonctionnnement de son cerveau.

    Edgar Morin apporte donc du sens en ce qu'il reconstruit le développement de l'homme à travers les différentes sociétés qui l'ont traversé, impliquant des savoirs et des attitudes qui font ce que nous sommes, nous individus néoténiques incapables d'évoluer librement dès la naissance. Nous avons besoin de ce disque dur externe qu'est la culture/environnement pour développer ce cerveau-potentiel.

    Et le cerveau-potentiel? Le livre développe peu ce domaine.
    1973...C'est aussi une date ancienne. En 1973, l'étude du cerveau en était à ses balbutiements. Depuis, l'imagerie médicale est arrivée, avec ses études non invasives. Depuis la génétique a déployé ses connaissances. Que serait ce livre aujourd'hui avec l'apport des neuro-sciences qui viennent rajouter de la complexité (de l'information) au fonctionnement humain?

    Car c'est là que la notion de "nature humaine" (je n'aime pas ce terme, je lui préfererais celui de constitution humaine qui s'appliquerait aussi aux animaux) rejoint celle de "libre-arbitre" (que je remplacerais par celui de potentiel d'agir).  notre potentiel ne pouvant s'exprimer que dans les limites de notre constitution.

    Et si on se pose la question du libre-arbitre parce qu'une nature humaine limiterait son potentiel par un cadre, il me semble que les 45 ans qui séparent ce livre d'aujourd'hui manquent. Que faire cette liste bric-à-brac?

    • L'instinct de la reproduction
    • l'interdit de l'inceste (effet Westermarck)
    • 95% des personnes en prison sont des hommes (référence à l'influence de la testostérone dans l'agressivité)
    • Benjamin Libet qui prouve que dans certains cas, la conscience de l'action nous apparaît après l'action.
    • la morale qui nous est innée
    • Tous les biais cognitifs (psychologie cognitive ou sociale)
    • le sourire, les larmes, le rire sont innés
    • quid de la liberté lorsque nous agissons à travers le circuit de la récompense?
    • l'eyebrow flash (c'est amusant ça)
    • le flirt à l'adolescence ou alors le plein d'hormones au même âge
    • le schéma neuronal de la lecture est commun aux individus.
    • sans parler de l'héritabilité des troubles...

    Parler de cette complexité, c'est tenter de sortir de la croyance de l'omnipotence de l'individu qui pourrait tout. Ce serait beau, mais ce n'est pas vrai.

    Bref, il est des débats/discussions qui ne peuvent s'exprimer juste autour d'une table. Cela demande du temps, de la distance. C'est à se demander, si la discussion n'est pas à l'échange épistolaire, ce qu'est la télévision à la lecture.

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