•  

     

     

    Cela faisait quelque temps qu’il naviguait entre les herbes grasses, sous la chaleur du soleil printanier. Comme chaque animal de son espèce, il ne voyait pas à plus d’un centimètre et parce qu’il prenait plaisir à toute chose, il aimait ce vert éclairé directement lorsque le soleil lui tournait le dos. Il aimait aussi en se retournant voir ce même brin d'herbe rendu translucide par les rayons qui traversaient sa faible épaisseur, mettant en valeur sa douce composition, entre la nervure verticale et le limbe plus mince qui diffusait la lumière. A chaque fois ces deux tons le remplissaient d’aise. C’était un sybarite. Il aimait de manière égale le contact de la terre sèche, roulant sous son pied en fins amas et la terre rendue grasse par la rosée du matin qui s’amassait sous lui et qu’il avait du mal à pousser derrière. Il en allait de même avec ses repas : il se satisfaisait à la fois des feuilles épaisses que pouvait lui offrir un pissenlit commun ou la feuille plus pauvre d’un chêne pourtant plus noble. Il profitait de tout.

    Cet escargot avait vraiment la sensation d’être de ceux qui vivent heureux, non pas tant par l’exigence de leurs besoins que par la satisfaction permanente de ce que lui apportait le hasard de sa vie. Il aurait pu chercher à trouver refuge dans un potager pour ne manger que de la laitue mais il savait bien que ce n’était qu’un plaisir fugace et qu’à tout moment la main chimique d’un humain pouvait le priver des plaisirs que le reste de sa vie pouvait encore lui offrir.

    Quelque part au fond de sa coquille, entre sa spermathèque et sa glande de l’albumine, il avait le sentiment d’être heureux et s’il y avait une chose qu’il aimait encore plus que de se repaître avec béatitude des plaisirs quotidiens, c’était celui des mots. Ah qu’il aimait « spermathèque ». Il avait le sentiment, parce qu’il en possédait une, d’être un lointain cousin d’Alexandre le Grand cherchant à regrouper tous les savoirs du monde, tout ce qui est précieux à l’esprit en un lieu. Certes sa bibliothèque personnelle était on ne peut plus prosaïque, mais cette proximité étymologique le charmait à chaque fois qu’il énumérait son anatomie interne. Son spermiducte aussi le faisait se tenir en haute estime quand  il tenait salon avec lui-même. « Ducere », conduire,  il pensait bien que quelque part il conduisait sa destinée comme son organe conduisait sa semence.

     

    Après avoir serpenté entre des ronces et franchi une limite alors inconnue de lui entre herbes folles et herbe tondue, une odeur qui émanait de toute cette sève le remplit de suavité. Il s’en enivrait, s’y perdait. Il cherchait à la tracer mais elle emplissait l’espace. Où qu’il allât, il la rencontrait. La ligne droite fut alors son chemin pour quelques mètres jusqu’à ce qu’il se retrouvât bloqué par une haute pierre.

    Ce n’est pas qu’il cherchât à prendre de la hauteur pour faire un quelconque jeu de mot ou pour profiter du panorama (ses yeux ne lui permettaient pas) mais l’expérience était nouvelle et comme ce qui le guidait dans la vie était plaisir de l’instant, il décida de monter. L’avant de son pied se colla à la pierre, puis le reste. Il monta ainsi à la verticale quelque chose comme deux fois sa longueur. Alors qu’il continuait de produire son mucus pour avancer en se demandant à quelle hauteur il parviendrait, il s’aperçut que la pierre prenait une position horizontale qu’il suivit. Il continua sur la même longueur puis retomba en face d’une pierre qui montait. Il continua sur sa lancée et bis repetita il parcourut un trajet selon le même schéma qui semblait tourner quelque peu. Chic, se dit-il, un algorithme, ravi de pouvoir placer ce mot.

    Après avoir reproduit ce même trajet plusieurs fois il s’arrêta, cherchant à en faire sens, car il sentait bien que ce n’était pas naturel. Il comprit alors qu’il se déplaçait sur un escalier, qu’il était en train de monter un escalier et que si celui-ci tournait, il devait certainement s’agir d’un escalier en colimaçon. Il aurait bien voulu frapper dans ses mains de plaisir mais la nature ne l’avait doté que d’un seul pied. Tant pis, se dit-il, au moins je suis hermaphrodite et ce n’est pas tout le monde qui peut s’enorgueillir d’une qualité dotée d’un si joli mot.

    L’escargot continua sa pause, fit vibrer son système nerveux de toute sa puissance et sourit intérieurement d’un large sourire. « Un escargot sur un escalier. Un ESCArgot, sur un ESCAlier. Si ça ce n’est pas une mise en abîme, si ça ce n’est pas une heureuse coïncidence. Cet escalier qui tourne ressemblant à ma coquille spiralaire… » Quel bonheur ce fut pour lui de pouvoir faire coïncider son être, sa nature, son essence et un objet tiré du génie humain. Qui plus est un objet dont l’escargot a inspiré l’homme jusqu’à lui donner un nom issu de lui. « Je suis un escargot qui escalade un escalier. » Jamais il n’avait été aussi heureux. Il soupçonna même au fond de sa coquille une pincée d’orgueil. Cela sembla le chagriner un peu mais il l’oublia aussitôt.

     

    Et il partit à la conquête de l’escalier. Se sachant lent et fatigable, il se rapprocha de l’axe central afin de s’économiser un peu. Ceci est donc un escalier hélicoïdal car il ne possède pas de barre centrale: lorsqu’il fut au bord il ne discerna rien, et sa vue quasiment aveugle sentit le vide l’aspirer. Il ne comprit pas d’ailleurs pourquoi un escalier comme celui-ci était qualifié d’hélicoïdal, les escargots n’ayant pas d’hélice. Quelques instants plus tard il se dit « Suis-je bête, ma coquille n’a pas de trou dans son axe, il ne s’agit bien sûr pas d’une copie parfaite de ma structure. L’idéal eût été un colimaçon. En y réfléchissant il s’aperçut du prosaïsme du terme. « Colimaçon, de écale (coquille) et de limaçon. » Réduit à sa piètre dignité vernaculaire de gastéropode ce terme lui déplut. (Même s’il adorait le mot gastéropode)

    Se rendant alors compte que lorsqu’il réfléchissait il ne montait pas, il décida d’arrêter ici ses ratiocinations afin de mener plus haut son voyage. « Il eût été bon que je fusse doté d’un cerveau en bonne et due forme » conclut-il, élançant son pied.

    A défaut de le réfléchir, il profita sensuellement de son trajet : son parcours en spirale tout en élévation lui donnait le vertige. Cette sensation de tourner en rond tout en profitant d'une dynamique élévatoire lui offrait des sensations proches du vertige. Il sentait ses sens décupler. Sa vue semblait s’améliorer, sans doute réussissait-il  prévoir ce qui lui arrivait contrairement à l’arbitraire de la nature. Sa vitesse propre lui offrait un sentiment de griserie lui permettant d'amplifier son plaisir par le temps qu’il passait à monter, loin de s’en blaser. Il avait l’impression de s’enrouler en lui-même, de disparaître en son sein, de s’offrir en fractale, dérivant dans un mouvement hypnotique pour l’éternité.

     

    Vint le pilastre. Sur la boule,  juché, il pouvait deviner le vide circulaire qui s’enfonçait. Quelle expérience totale! La fin de sa montée achevée, il eut le sentiment que peu de moments à venir auraient autant de saveur.

    Enrichi de ce qui venait de se passer, il redescendit le pilastre et décida de continuer son chemin. Il passa la dernière marche en pierre pour atteindre un parquet.  Il rampa sur la palier, le long des plinthes (oh quel joli h). Il finit par sentir une douce odeur verte, il découvrit un pot en PVC qu’il monta malgré son dégoût pour cette matière. Il finit par trouver un ficus. Même si les plantes domestiques n’avaient pas sa préférence, car souvent recouvertes de poussière, il se contenta des ces feuilles comme une récompense mesurée.

     

    Repu, il se reposa quelque peu avant de se retrouver réveillé par des bruits importants. Si l’escargot n’est pas doté de récepteurs auditifs, il est cependant sensible aux fortes vibrations. Une activité humaine importante bouillonnait dans la pièce du ficus : des pas, des coups plus sensibles sur le parquet au loin et cette odeur caractéristique de bois recomposé de fines particules et d’encre dispersée. Il était dans une bibliothèque. Le saint des saints. La nef du savoir. Le temple du mot. Il eut envie de trouver un livre en particulier.

    Bravant tous les dangers, il se précipita à son allure pour rejoindre ce qu’il pensait être des tables au loin. Il descendit du ficus, rampa le long du pot les tentacules vers le bas et rejoignit tant bien que mal le pied d’une table qu’il escalada de toute son désir de connaissance. Arrivé en haut, il sentit qu’il s’élevait subitement. On venait de le saisir par la coquille. Craignant le pire, il se réfugia dans sa coquille. Puis il sentit qu’on le reposait et que des vibrations modulées lui parvenaient telles des confidences. Peut-être lui parlait-on. Il fut ensuite bringuebalé une bonne partie de la journée. Puis plus rien. Lorsqu’il sortit un œil de sa coquille, il se rendit compte que plus rien ne bougeait et qu’une lumière blafarde inondait la pièce. Se sentant hors de danger, il prit son temps et de son regard myope passa une bonne partie de la nuit à chercher l’objet de sa quête, passant d’étagère en étagère, scrutant de ses yeux les titres des livres, les catégories du classement. Il déposa son mucus sur nombre de planches, sur nombre de tranches. Son obstination finit par payer et il trouva l’objet de sa quête : un dictionnaire étymologique.

    L’escargot érudit se glissa de l’autre côté du livre, se posa contre le fond de l’étagère et se servant de son unique pied, au prix d’efforts surgastéropodes, il réussit à faire tomber le livre par terre. Cela lui prit encore un peu de temps avant de rejoindre son but sur le parquet vitrifié. En tombant, le dictionnaire s’était ouvert à la page des h, s'aperçut-il en scrutant le haut d'une des pages. « Ca va je n’en suis pas trop loin » se dit-il. Bien que respectant au plus haut point l’objet qu’il avait sous le pied, il n’hésita pas à répandre sa bave sur les pages nécessaires afin d’atteindre celle désirée.

     

    H…G…F…E…Ex…Ev...Es. Ah Escargot.

     

    De ses deux petits yeux, du bout de ses tentacules à quelques millimètres du papier, il put lire :

    Escargot : (1393) escargol, (1549) escargot ; de l’occitan escargol (l’emploi culinaire des escargots vient du Sud), altération de caragol → voir caracol, transformé probablement sous l’influence des descendants occitans du latin scarabaeus (ancien occitan escaravat, etc. escarbot.

    Cela lui fut un peu douloureux de savoir que s’il portait ce nom, c’était parce qu’il était particulièrement apprécié gustativement dans le sud. Mais bon ça il le savait. C’était juste une triste confirmation. Il alla chercher confirmation de son intuition un peu plus haut et ayant trouvé escalier, il lut patiemment; ses grands tentacules effleurant le papier pour déchiffrer. Quand arrivé à la fin de l’article, il releva l’avant de son pied, se frotta ses tentacules l’un contre l’autre et recommença sa lecture :

    Escalier : Du latin scalarium formé de scala (« échelle ») et du suffixe locatif -arium.

     

    Il était effondré : toute son épopée circulaire, et son élévation spiralaire était usurpée, il n’y avait aucune correspondance entre escargot et escalier. Tout ce qu’il venait de faire, le souvenir même de son trajet intérieur n’était que tromperie, il portait le sceau de la fausseté, de l’orgueil et de l’ignorance. L’escargot n’avait pas inspiré l’escalier, il n’était pour rien dans son ingénierie. Il avait envie de se replier à l’intérieur de sa coquille pour y disparaître mais il était trop matérialiste pour ne serait-ce que s’illusionner.

    Il quitta  le dictionnaire la coquille basse, avançant plus lentement que d’habitude. A quoi lui servait ce semblant de savoir si son égo réussissait à le tromper de la sorte mêlant alors de fausseté toute sa vie? Il se sentait ignominieux, falsificateur de son réel. Peut-être sa honte de par sa taille allait-elle écraser sa coquille ne rendant que justice à ce monde en supprimant un petit gastéropode qui s’était cru inspirateur du génie humain.

    " Que croyais-tu ? se disait-il, toi à ramper sur le sol, capable de par ta forme et non ton esprit de permettre aux géants de s’élever physiquement ? Tu n'es bon qu’à brouter les feuilles par terre !" Alors qu’il morfondait ainsi, il s’aperçut au bout d’un moment qu’il était arrivé en haut de l’escalier précédemment escaladé. Le soleil par la fenêtre lui signifiait que le matin était déjà avancé. Alors, décidé à mettre lui-même fin à ses jours, par une forme de pirouette à son destin, il projeta de plonger dans le jour central autour duquel tournait l’escalier. Il repéra le pilastre et y monta. Il s’avança sur la boule et tendit son corps du mieux qu’il put en direction du vide.  Et au moment où son pied quasiment décollé semblait faire chuter le reste de l’escargot, une main le saisit.

     

    Il sentit l’air souffler, la fenêtre avait dû être ouverte, l’escargot dans la main eut un brusque mouvement vers l’arrière puis se trouva projeté dans l’air à travers la fenêtre. L’espace d’un instant très court, il se dit que c’était son orgueil qui lui permettait de vivre à ce moment l’expérience  du vol, de la vitesse et peut-être bientôt de la mort.

    « 4 motshistaminé »

    Tags Tags : , ,
  • Commentaires

    1
    DSGDSG
    Vendredi 1er Novembre 2013 à 20:48

    Un vrai travazil d'écriture ... une page comme celle-ci tous les jours ... et le Goncourt est assuré !

    2
    Magali93
    Samedi 2 Novembre 2013 à 21:18

    C'est une histoire vraie ?

    3
    Samedi 2 Novembre 2013 à 21:26

    Si c'est une autobiographie, l'escargot a survécu!

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :