• Ernest Renan — Wikipédia

    Extrait qui évoque fortement les débats actuels:

     

    "L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L'investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l'origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L'unité se fait toujours brutalement; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d'une extermination et d'une terreur continuée pendant près d'un siècle. Le roi de France, qui est, si j'ose le dire, le type idéal d'un cristallisateur séculaire; le roi de France, qui a fait la plus parfaite unité nationale qu'il y ait; le roi de France, vu de trop près, a perdu son prestige; la nation qu'il avait formée l'a maudit, et, aujourd'hui, il n'y a que les esprits cultivés qui sachent ce qu'il valait et ce qu'il a fait.

    C'est par le contraste que ces grandes lois de l'histoire de l'Europe occidentale deviennent sensibles. Dans l'entreprise que le roi de France, en partie par sa tyrannie, en partie par sa justice, a si admirablement menée à terme, beaucoup de pays ont échoué. Sous la couronne de saint Étienne, les Magyars et les Slaves sont restés aussi distincts qu'ils l'étaient il y a huit cents ans. Loin de fondre les éléments divers de ses domaines, la maison de Habsbourg les a tenus distincts et souvent opposés les uns aux autres. En Bohême, l'élément tchèque et l'élément allemand sont superposés comme l'huile et l'eau dans un verre. La politique turque de la séparation des nationalités d'après la religion a eu de bien plus graves conséquences: elle a causé la ruine de l'Orient. Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n'ont entre elles presque rien en commun. Or l'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s'il est burgonde, alain, taïfale, visigoth; tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle. Il n'y a pas en France dix familles qui puissent fournir la preuve d'une origine franque, et encore une telle preuve serait-elle essentiellement défectueuse, par suite de mille croisements inconnus qui peuvent déranger tous les systèmes des généalogistes."

    Qu'est-ce qu'une Nation?


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  • « Il y a quelques décennies encore, le militant type était, avant tout, le porte-parole d'un territoire particulier (un quartier, un village, une entreprise solidement enracinée dans la vie locale). Quelles que soient ses ambitions personnelles (à supposer qu'il en ait eu), il lui fallait donc tenir compte en permanence de la situation et de l'avis des collègues ou des voisins dont il partageait, par définition, la vie quotidienne. En substituant progressivement à ces logiques « territoriales » celles de l'organisation en réseau (fondée sur la mobilité perpétuelle des individus atomisés), le capitalisme moderne ne pouvait, à l'inverse, que favoriser l'émergence parallèle d'un nouveau type de « militantisme » (dont Twitter ou Facebook offrent, de nos jours le paradigme privilégié) et dans lequel chacun – désormais libéré de toute solidarité communautaire – peut enfin s'autoriser entièrement de lui-même (tout en continuant, naturellement, à parler au nom des autres). Lorsque l'activité militante en vient ainsi à se couler dans la forme réseau, plus rien ne peut donc garantir que le collectif (ou l'association) conservera ce minimum de rapport avec la réalité quotidienne et les préoccupations des classes populaires, qui était encore celui des organisations politiques et syndicales traditionnelles. Les possibilités de délire idéologique – déjà suffisamment présentes dans l'ancien militantisme – s'en trouvent évidemment décuplées (et cela d'autant plus que les médias officiels sauront tendre une oreille complaisante aux plus manipulables de ces associations). Sur toutes ces questions, on lira avec profit le remarquable ouvrage de Julian Mischi, Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF (Presses universitaires de Rennes, 2010). »

     

    Michéa, Jean-Claude. « Le Complexe d'Orphée. »


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  • La modernité du polyamour - Dostoievski

     

    « — Non, ce n’est pas des bêtises ! Un homme, humilié et dépité comme vous par l’histoire d’hier, et qui, en même temps, est capable de penser au malheur d’autrui, cet homme-là, n’est-ce pas… même si ces gestes sont une erreur sociale, n’empêche… il est digne de respect ! Même, je ne m’y attendais pas du tout de votre part, Piotr Petrovitch, d’autant que, selon vos conceptions, oh ! comme elles vous gênent encore, vos conceptions ! Comme il vous touche, par exemple, cet échec d’hier, s’exclama le brave Lebeziatnikov qui venait de sentir à nouveau une bonne disposition très renforcée de Piotr Petrovitch, et pourquoi donc, mais pourquoi donc voulez-vous coûte que coûte un mariage, ce mariage légal, mon très noble, mon très aimable Piotr Petrovitch ? Pourquoi voulez-vous absolument cette légalité dans le mariage ? Eh bien, comme vous voulez, vous pouvez me battre, mais je suis content, oui, content qu’il ait échoué, que vous soyez libre, que vous ne soyez pas encore complètement perdu pour l’humanité, je suis content… Vous voyez, j’ai tout dit !

    — Si je le veux, c’est que, dans votre mariage civil, je me refuse à porter les cornes et à élever les enfants d’autrui, voilà pourquoi « j’ai besoin d’un mariage légal, dit Loujine, pour répondre quelque chose. Il y avait quelque chose qui l’occupait très fort, qui le rendait soucieux.

    — Les enfants ? Vous parlez des enfants ? fit, tressaillant, Andreï Semionovitch comme un cheval de guerre qui entendrait le clairon. Les « enfants, c’est une question sociale, et une question de la première importance, je suis d’accord ; mais la question des enfants se résoudra autrement. J’en connais qui nient même complètement les enfants, comme toute allusion à la famille. Nous parlerons des enfants plus tard, mais, pour l’instant, traitons des cornes ! Je vous l’avoue, c’est mon point faible. Cette expression très sale, pour ainsi dire hussarde, pouchkinienne, elle est même impensable dans le dictionnaire de l’avenir. Et puis, qu’est-ce que c’est, les cornes ? Oh, quelle erreur ! Quelles cornes ? Pourquoi des cornes ? Quelles bêtises ! Au contraire, c’est dans le mariage civil qu’il n’y en aura pas ! Les cornes – ce n’est rien que la conséquence naturelle de tout mariage légal, pour ainsi dire sa correction, une protestation, si bien que, dans ce cas-là, elles ne sont même pas humiliantes du tout… Et si, moi, un jour – supposons l’impossible –, je contracte un mariage légal, mais j’en serai même ravi, de vos maudites cornes ; à ce moment-là, je dirai à ma femme : “Mon amie, jusqu’à présent je n’ai fait que t’aimer, maintenant, en plus, je t’estime, parce que tu as su protester !” Vous riez ? C’est parce que vous n’avez pas la force « de vous extirper de vos préjugés ! Nom d’un chien, je comprends, n’est-ce pas, où est le désagrément quand on vous roule dans la farine pour un mariage ; mais ce n’est que la conséquence ignoble d’un fait ignoble, dans lequel les deux protagonistes sont humiliés. En revanche, quand les cornes sont placées ouvertement, comme dans le mariage civil, à ce moment-là, elles n’existent plus, elles sont impensables et elles perdent même le nom de cornes. Au contraire, votre femme ne fera que vous prouver toute l’estime qu’elle vous porte, en vous sachant incapable de se mettre en travers de son épanouissement, et assez développé pour ne pas vouloir tirer vengeance pour son nouveau mari. Nom d’un chien ! je rêve parfois que, si, j’avais un mari, zut ! un« e femme (que ce soit civil ou légal, peu importe), c’est moi qui amènerais un amant à ma femme si elle mettait du temps à s’en trouver. “Mon amie, je lui dirais, je t’aime, mais, ce que je veux le plus, c’est que tu m’estimes, là !” C’est ça, c’est ça, ce que je dis ?… Piotr Petrovitch ricanait, mais sans passion particulière. Il avait même peu écouté. Il réfléchissait vraiment à quelque chose de tout autre, et même Lebeziatnikov finit par le remarquer. Piotr Petrovitch était même agité, il se frottait les mains, restait pensif. Tout cela, par la suite, Andreï Semionovitch le comprit et s’en souvint. »

     

    Fédor Dostoïevski. Crime et châtiment. 1825


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  • Le philanthrope

     

    C’est une noble créature. Il aime son prochain exploité et violenté, il prend part à ses griefs, à sa contestation. Pourtant jamais il n’a lui-même été exploité par quiconque. Le destin l’a gâté, position sociale, fortune, prestige. Son mérite n’en est que plus grand.

    Il aime son prochain exploité depuis qu’il a pris conscience que dans une nation d’une aussi épouvantable veulerie que la sienne il y a tout à gagner à prêcher la révolution. Et cette position magnanime qu’il a prise transforme automatiquement en vertu ce qu’on tient habituellement pour une tare mais donne à l’homme une extraordinaire jouissance : la haine.

    Comme il est étrange que le premier résultat d’un tel amour pour son prochain puisse être la haine. La haine envers qui? Envers ceux qui sont bien nantis et sont pour cela même des profiteurs et des oppresseurs. Et c’est tellement plus agréable de les haïr quand ils appartiennent à la même catégorie sociale que vous, il les connaît parfaitement un à un, ce qui lui apporte un petit bout de haine supplémentaire, ce sont ses parents, ses amis, ses connaissances, ses confrères, il les ferait volontiers écarteler après de longs et délicats supplices.

    Depuis lors la vie est devenue pour lui extrêmement plaisante.

    Champion de philanthropie et de justice sociale, ennemi acharné de ces cochons de bourgeois comme lui mais il en est fort différent car il se trouve du côté de ceux qui veulent faire la révolution et si un jour vient cette révolution, que Dieu nous en préserve, il saura en profiter, on lui donnera aussitôt d’importantes responsabilités, c’est certain, parce qu’ils en auront un immense besoin, ces minables et stupides pouilleux, d’hommes aussi cultivés que lui. Ah Seigneur, comme il est doux le péché originel.

     

    Dino Buzzati. « Le Régiment Part À L'Aube.


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  • Kant et la morale

     

    "Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle"

    Emmanuel Kant


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