• Irmgard KEUN- Après Minuit

    Irmgard KEUN- Après Minuit

    J'ai découvert Irmgard Keun dans La lie de la terre de Koestler. Alors qu'il énonçait la liste des auteurs qui se sont suicidés lors de leur fuite face au nazisme, son nom apparaît en premier.

    Irmgard KEUN- Après Minuit

    Alors je l'ai acheté à un prix défiant toute concurrence.

    La couverture est très laide, cette édition se démodera très vite. Et puis le terme "vintage" qui plus est entre crochets (cette tarte à la crème de la mise en page)...

    Pour en revenir à l'ouvrage, l'action se passe en 1936. La narratrice est une jeune personne de 19 ans qui évolue dans l'Allemagne contemporaine. Elle a un cercle d'amis, un cousin, fréquente des Allemands ordinaires, ordinairement pas nazis et ordinairement nazis aussi. Elle va au café, fréquente un écrivain, des juifs. Nous sommes à un tournant.

    Le roman est inégal. L'ambition est là pourtant. Certains chapitres sont effectivement d'une telle satire qu'ils vous font sourire jaune malgré tout le drame qui se dessine sous nos yeux. Mais parfois le roman se perd en une narration trop longue ou en litanie de personnages auxquels on ne s'attache pas. Il est possible que je sois passé à côté de certaines satires par manque de connaissance. Le dernier chapitre à mon sens rate sa cible. Irmgard Keun a fait d'une soirée une sorte d'orgie de fin du monde, d'époque qui ne prend pas à cause justement du manque de chair des personnages.

    Mais c'est la satire qui sauve tout: les nazis le sont pour de mauvaises raisons, la cynisme des uns, la mesquinerie des autres, bien loin de l'image glorieuse qui prévalait à travers le récit nazi. Quelque part, je trouve même que ce roman apporte de la matière aux années trente allemandes permettant de dénoncer le nazisme par l'opportunisme, la vilénie, l'arrivisme sous couvert de récit qui se joue sur la partition de l'ingénuité que permet la narratrice.

    Extrait:

    Du temps où je vivais chez tante Adélaïde, j'étais encore bien plus bête que maintenant. Pourtant, même alors, je mourais de peur à l'idée qu'on pourrait s'apercevoir que je ne comprenais rien. Le ministre Goering et d'autres ministres disent souvent haut et clair, d'un ton furibond, à la radio:

    Il y a encore des misérables qui n'ont pas compris de quoi il s'agit; nous saurons les atteindre et nous les frapperons. » Quand j'entends cela, je ne suis pas du tout rassurée je ne sais toujours pas de quoi il s'agit ni ce qu'on veut dire. Demander à quelqu'un de me l'expliquer, c'est trop dangereux. J'ai tâché de me faire une opinion d'après ce que j'ai lu ou entendu; j'en conclus ceci : ou bien je suis une criminelle, ou bien je suis atteinte d'une tare mentale. Dans les deux cas il ne faut pas qu'on le sache, je serais perdue: criminelle, on me mettrait er prison; malade, on m'opérerait et je ne pourrais plus me marier ni avoir des enfants.

    Bref, je n'en sais toujours pas plus, mais je suis moins bête que je n'étais alors, quand je disais devant tante Adélaïde et la vieille Fricke que je n'avais pas envie d'écouter les discours à la radio.

    Nous causions, sans penser à mal, parlant des hommes du Parti qui prononcent des discours; la vieille Fricke et tante Adélaïde se remettent à parler du Führer, qu'elles admirent plus que tout au monde. Tante Adélaïde raconte qu'elle était folle d'enthousiasme quand elle l'a entendu parler dans le grand hall du Palais de la Foire. Là-dessus Paul demande ce qui lui a plu si fort, et moi je réponds :

    «C'est de voir comme il était en sueur. »> La vieille Fricke lève les bras au ciel comme si j'avais dit une énormité. Je n'ai pas pu m'expliquer parce qu'une cliente est entrée pour acheter des cartes postales avec des chiens. Tante Adélaïde a dis paru avec la vieille Fricke dans l'arrière-boutique salon: moi, idiote, ravie, je ne soupçonnais pas que les deux femmes allaient, avec ce que j'avais dit, pré parer la corde pour me pendre.

    Il est de fait que la transpiration du Führer a pro duit une grande impression sur tante Adélaïde : c'est elle-même qui l'a dit. J'étais avec elle à cette réunion du Palais de la Foire où le Führer avait parlé. Il criait comme un possédé et il était dans un état inouï d'excitation; je ne comprenais pas un mot. Après la réunion j'ai demandé à tante Adélaïde ce qu'il avait dit, la priant de me l'expliquer. J'ai découvert que tante Adélaïde n'avait pas retenu un mot du discours du Führer, mais elle me dit, tremblante d'enthousiasme : « N'était-ce pas merveilleux ? As-tu jamais. rien vu de pareil? As-tu entendu qu'il était presque hors d'état de parler; il était pâle comme un mort et c'est tout juste s'il tenait debout. Cet homme-là se donne jusqu'au dernier souffle. As-tu vu comme il était trempé de sueur à la fin et comme les S.S. l'entouraient pour le soutenir ? »

    Voilà ce que tante Adélaïde a dit et je l'avais bien vu, moi aussi. Au théâtre, tante Adélaïde a exacte ment la même impression. Je suis allée quelquefois avec elle au théâtre municipal. Les acteurs de comé die ne l'intéressent pas. Mais dans une pièce qui s'appelle Thomas Paine, nous avons vu un acteur s'agiter comme un fou dans sa prison en faisant grin cer ses chaînes : on en était assourdi.

    Ça vous va jusqu'à la moelle des os », dit tante Adélaïde. Et quand il est revenu pour saluer, elle m'a dit :

    << Vois-tu, il n'en peut plus, il est baigné de sueur ; quel acteur admirable! C'est une pièce qu'on devrait aller voir souvent. » Elle s'est acheté une photographie de l'acteur et l'a accrochée au mur de sa chambre à coucher. Le Führer aussi y est accroché.

    J'avais bien le droit de penser qu'au fond tanteAdélaïde ne s'intéresse aux gens que s'ils transpirent.

     

    PS. Il s'avère qu'Irmgard Keun ne s'est pas suicidée. Comme d'autres à son époque Koestler a été trompé. D'après sa page wikipédia

    Après l'entrée des forces armées allemandes aux Pays-Bas, elle retourne en 1940 en Allemagne et y vit jusqu'à 1945 dans l'illégalité et la clandestinité. Il semblerait qu’un SS l’ait aidée en Hollande en lui procurant de faux papiers et qu’une annonce de sa mort l’ait aussi protégée.

    En vérifiant sur une édition électronique de la lie de la terre, le passage photographié au début n'existe plus et le nom d'Irmgard Keun a disparu de la liste des auteurs mise en exergue dans la première édition.

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