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    - Je sais que les touristes comme vous viennent pour la fête de l'Échange et que vous trouvez ça incroyable. Mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que ce n'est pas nous qui avons créé cet événement. Forcément après une guerre généralisée. Je ne dirai pas mondiale, mais sacrément régionale, ça c’est sûr, il fallait faire quelque chose.

    - C'est une sorte de commémoration?

    - Pas vraiment. Je vous explique. Donc là, il y a 40 ans, on sort d’une guerre effroyable. Les trois cinquièmes de la population ont été décimés. Vous avez du étudier notre histoire puisque vous venez faire un séjour ici.

    - Oui, je sais qu’avant que n’éclatent les combats, vous aviez des différends économiques importants. Mais de là à en faire une guerre, avec autant de morts, en utilisant des armes aussi radicales, cela va à l’encontre de l’évolution de vos pays.

    - Tu parles! Des différends économiques, c’était là le nœud du problème. Une partie de notre population crevait de faim, nos usines étaient délocalisées et les entreprises étrangères qui faisaient commerce avec le peu d’argent qui nous restait, transféraient  à l'étranger une très grosse partie de leur bénéfice via des montages offshore. Le peu d’impôts qu’elles payaient n’avaient absolument rien  à voir à ce qui devait nous revenir. Elles nous volaient.

    - Et vos propres entreprises ?

    - Faut bien avouer qu’elles faisaient un peu pareil chez les autres. En fait dans toute la région, chaque pays organisait le droit du travail pour rendre attractive l'implantation d'entreprises extra-nationales et de leurs savoirs-faire,. Savoirs-faire qu'on ne pouvait soit-disant pas organiser.

    - Et ce fut le début de la Grande Colère ?

    - Oui c’est comme ça que les journaleux ont appelé les soulèvements qui ont suivi. C’était simpliste mais ça résumait plutôt bien. Des foules entières déboulèrent dans les entrepôts ou les magasins d’entreprises étrangères pour détruire systématiquement les produits de ces boites. Si c’étaient des entreprises du net, des hackers s’en occupaient. Au début, ce n'était que des mouvements désorganisés, mais ça a rapidement pris une autre ampleur.

    - Mais la justice s’est bien penchée sur ces cas, non? Elle a bien fait quelque chose ? Ça va tout de même à l’encontre du droit privé, du droit tout court d'ailleurs.

    - Certes, mais ça n’a pas suffi à faire des exemples. Je pense que les cibles pour les gens étaient parfaites : ils ne s’attaquaient pas à des personnes mais à des biens, au Grand Capital. Du coup, leur morale s'en accomodait. J’ai moi-même participé à la destruction de deux ou trois usines.

    - Et les gens se servaient ?

    - Il y avait bien des personnes qui se servaient. Faut les comprendre, certains peinaient vraiment dans la vie. Mais le mouvement dans son ensemble était assez pur. On y allait juste pour détruire les réseaux qui nous volaient. Le souci, c’est que derrière les sociétés, il y a toujours des enjeux nationaux.

    - Les gouvernements s’en sont alors mêlés ? Je ne comprends pas. En général les capitaux sont répartis, dispersés dans le monde entier. Il n'y a plus vraiment d'entreprises dites nationales.

    - Détrompez-vous, l'histoire des entreprises fait partie de la culture des gens. Il suffit que le créateur ait été de la même nationalité qu'eux et il s'agit de leur entreprise,avec tous les sentiments associés, fierté quand les vents sont à la hausse, déception dans le cas contraire.

    - Peut-être...

    - Donc, les gouvernements s'en sont mêlés, au début calmement, en faisant appel au bon sens des pays voisins, en leur demandant de protéger leurs biens. Puis devant l’inefficacité des moyens déployés, ils ont fait appel aux institutions internationales qui ont intenté des procès contre les gouvernements les plus faibles. Mais rien n’y fit. C’est alors que se développa le principe Blackwater, selon lequel tout Etat qui n'arriverait pas à protéger des entreprises sur son sol les laisserait employer des entreprises de protection privée .

    - Ah oui…

    - C’est un des tournants de la Grande Colère.

    - Racontez-moi en détail.

    - C’est bien simple, une de ces grosses boites au bord de la faillite, Madeira, qui, à cause des destructions systématiques dont elle faisait l’objet, a été poussée par ses actionnaires à agir. Ils ont alors embauché des sociétés de protection de leur propre pays pour défendre leurs usines et leurs marchandises.

    - Ils ont pu faire ça ? Embaucher des mercenaires sur des territoires souverains ?

    - Aussi étonnant que cela puisse paraître, oui ! Les normes étaient déjà très libérales à l’époque et on pouvait alors embaucher des gens de l’étranger en jouant plus ou moins avec le droit du travail. Pour favoriser une saine concurrence parait-il. Je crois même qu'ils escomptaient ainsi unifier le droit du travail.

    - Ça a tenu ?

    - Au début, un peu, la crainte aidant.

    - Et pas sur le long terme ?

    - Non. rapidement ces sociétés de protection privée n’ont pas suffi. Elles subissaient des assauts quotidiens. D’autres usines ont été détruites, parfois après de lourdes pertes humaines. L’ONU, devant ces émeutes lançait de pitoyables appels au calme.

    - Un peu comme la SDN en 1914 ?

    - Le parallèle me semble juste.

    - Mais ce n’était comme ça que dans votre pays?

    - Non, non. Les autres pays fonctionnaient de la même façon, selon plus ou moins les mêmes principes de délocalisation. Dans les pays les plus instables, des casques bleus ont même été envoyés.

    - Et ?

    - Et rien : on essayait de soigner un symptôme sans traiter la maladie.

    - Mais c’était quoi selon vous la maladie ?

    - Bof ! On ne sait pas trop. On accusait ces grosses entreprises mais derrière, il y avait les actionnaires. Je ne sais pas trop. Vous en connaissez vous des actionnaires ? Vous savez à quoi ça ressemble un actionnaire? Moi non plus. Je ne sais même pas si ça existe. Certains de mes amis pensent même que ce n’est qu’un prête-nom pour l’entropie. J’ai même croisé un mystique qui pensait qu’ils étaient l’incarnation du mal : vous savez le fameux « Légion ». Et il était sérieux.

    - Il n’y pas eu de recherche de solution ?

    - Vous pensez bien que si. Mais ce sont restées des paroles. Tout était trop imbriqué : des entreprises implantées dans des pays étrangers employant de la main d’œuvre étrangère défiscalisant à tour de bras. Chaque entreprise le faisant dans un pays étranger à son tour. Chaque gouvernement râlait contre les autres tout en trouvant satisfaction aux montages retors de ses propres entreprises, s'offusquant des roueries des voisins tout en vantant les siennes dans ses propres médias

    - Et alors ?

    - Vous connaissez la suite. Certains pays qui vivaient grâce à ces entreprises ont amplifié le mouvement sous prétexte que l'ONU était inefficace. Ils ont profité de ce climat  pour défendre militairement leurs positions économiques en envoyant des troupes sur les sites de leurs propres entreprises dans les pays étrangers. Tout le monde était saisi d’effroi. Plus personne n’osait rien faire. Tous les gouvernements ont fait pareil. Chaque pays était en quelque sorte l’invité militaire des autres. Chaque pays avait des troupes dans tous les autres. Il y eut alors une pause dans l’escalade. Imaginez le tableau : dans toute cette région du globe, des lieux parfois de la taille d’une ville qu’occupaient de grosses entreprises avaient quasiment le statut d’ambassades. Des sortes de zones franches. Les livraisons réalisées par ces entreprises étaient de vrais convois militaires.

    - Mais les gens ne pouvaient tout simplement pas boycotter ce que ces entreprises fabriquaient ?

    -Les gens…toujours prêts à râler, rarement à vouloir sacrifier leur semblant de confort même si leur avenir en dépend.

    -Tous ces militaires, c’était l’escalade…

    - Ça a été le statut quo pendant deux ans environ, comme une stupeur. Quelques émeutes ont eu lieu. Mais c’était trop dangereux, trop de morts. Que faire face à des troupes entraînées ? Et puis Nicolaes.

    - Nicolaes, c’est celui qui a…

    - Oui, ça a été lui, mais cela aurait pu être un autre. C'était inéluctable. Vous savez, ce sentiment qu’on n’est pas arrivé jusqu’au bout? Que la vague ne s’est pas encore déferlée sur la plage? Nicolaes a été celui qui a permis à la vague d’arriver un peu plus tôt. Mais elle serait venue tout de même. J’en suis persuadé.

    - C’était un ministre de la défense, c’est ça ?

    - En fait il avait cette double casquette de ministre de l'économie et de la défense. Faut dire que pour ce pays, l'armement était leur première industrie. Mais avant tout, je pense que c’était un nihiliste. On dit qu’il était aussi un peu dépressif. Bref, c’est sous ses ordres directs que le premier entrepôt a été détruit.

    - L’entrepôt Madeina ?

    - Oui c’était symbolique du ras-le-bol. C'était la plus grosse entreprise hors de son sol.

    - Mais pourquoi une bombe atomique? C’était radical, suicidaire! C’était sur son territoire tout de même. Ce qui nous étonne aussi, c’est que les autres aient suivi. A la première bombe tout aurait du s'arrêter immédiatement. 

    - D'abord, c'étaient de petites bombes atomiques. Et puis il faut comprendre le contexte de l’époque : les entreprises chez nos voisins étaient nos fiertés, nos raisons de nous battre. Détruire nos moyens de subsistance, même hors de nos frontières, c’était mettre en danger nos nations. Du coup tous les gouvernements ont fait pareil. Chacun a bombardé les usines des autres.

    -Chez eux ?

    - Dans leur propre pays. Les ouvriers étaient souvent étrangers. Ils n’en avaient rien à faire. Et devant les yeux écarquillés des autres pays du monde, chaque pays de notre région du globe s’est bombardé lui-même en ayant le sentiment qu'il bombardait les autres.

    - D’accord, les bombes, je peux comprendre… Mais pourquoi des bombes atomiques ? Vous n’auriez pas pu faire autrement ? Des bombes plus…douces ? Des chars ?

    - Je vous rappelle qu’à cette époque, les Etats tournaient à l’économie et que leur armée était réduite au plus strict minimum. Et si vous m’avez bien suivi, les armées régulières étaient chez nos voisins pour défendre nos usines.

    - Mais les bombes, c'est du grand n'importe quoi.

    - Les bombes, c’est une question d’économie aussi. D’économie et de rentabilité. Les stocks d’obus, ça s’entretient, donc ça coûte cher, pour une efficacité plus que moyenne, surtout si on vise mal. Quant aux bombes nucléaires, nos dirigeants avaient calculé qu’au nombre de morts effectifs, elles étaient plus efficaces. Je crois même me souvenir qu’un cabinet d’audit avait trouvé qu’un mort par bombe nucléaire coûtait moins cher qu’avec une bombe régulière même si on vise à côté.

    - Mais c’est absurde !

    - J’entends bien. Mais l’époque n’était plus à la raison et tout le monde sentait bien qu’il ne pouvait plus en être autrement, qu’il fallait démarrer un nouveau cycle. En même temps, c’était logique : nous n’allions pas bombarder les autres pays alors que s’y trouvaient nos propres usines.

    -…

    -Alors voilà, des millions de morts. Et il y a encore des conséquences néfastes à tout cela. Je pense à toutes ces nouvelles formes de cancer qu’on découvre actuellement. Vous savez que notre région comprend les centres de cancérologie les plus réputés au monde? C’est une fierté. Je suis sûr qu’il y a des médecins de votre pays qui viennent chez nous pour suivre des conférences. Notre force industrielle par contre a été réduite à néant.

    - Pourtant vous vous en êtes relevés.

    - On peut voir ça comme ça. La preuve, vous êtes chez nous. L’ironie de l’histoire c’est que ce sont les pays les plus éloignés, comme le vôtre, ceux qui n’ont pas participé à cette funeste histoire, qui se sont appropriés nos marchés.

    - Du coup l’ONU a disparu ?

    - Elle n'a pas vraiment disparue, elle s'est plutôt transformée. Devant leur incapacité à arrêter le conflit, l’ONU et le FMI ont été fusionnés. Ils se sont installés en Suisse et se sont renommés SIE, la Société des Intérêts Economiques. C’était tout de suite plus clair.

    - Mais enfin les pays sont toujours là, c’est un concept qui n’a pas été remplacé par de purs intérêts économiques.

    - Bien-sûr, on ne fait pas disparaître des entités comme ça. Et comme après la guerre de 39-45, on a essayé de trouver une solution. En Europe, ils avaient décidé de créer des intérêts communs, économiques d’ailleurs. Sauf que ça n’a pas marché : on s’est vite rendu compte que les frontières, qu’elles soient politiques, mentales ou morales, comme vous le voulez, n’empêchent pas des concurrences plus pernicieuses. On parle de concurrences amicales, d’intérêts disjoints, décalés. Ils avaient juste créé une entité de concurrence économique concertée en cherchant à passer outre les égos nationalistes. Mais, les concurrences se créent entre Etats, entre régions, entre villes. La concurrence se fait avec son voisin, dès lors qu’il n’est pas nous même et qu’il peut avoir une part de gâteau plus grosse que la nôtre…

    - Et cette solution ?

    -J’y viens : il fallait réduire nos velléités concurrentielles. Comme nos dirigeants ne pouvaient pas prétexter ignorer le passé, il fallait trouver des idées nouvelles. Comme ils ne pouvaient pas unifier nos intérêts économiques, ils ont décidé d’unifier nos cultures.

    -Un genre de méta-culture.

    -Vous n’y êtes pas du tout. IL ne fallait pas qu'une culture prenne le dessus sur une autre. Non il fallait faire un patchwork. Et un altruiste naïf a planifié l'Échange, faute de mieux j’imagine.

    - Ah nous les touristes, on aime beaucoup cette tradition.

    - C’est votre droit. Donc j’explique: l’année a été divisée en autant de périodes que de pays impliqués dans le conflit. Un trait culturel important a été choisi pour chaque contrée. Et à chaque période, on nous oblige à nous habiller, à manger, à écouter de la musique de nos anciens ennemis et voisins. J’imagine qu’ils pensent qu’on va s’en imprégner.

    - Votre avis ?

    - Bof, c’est mitigé. Il y a des trucs qui ont plutôt bien fonctionné fonctionné. Les alcools forts ont eu pas mal de succès dans tous les pays. Moi j’ai découvert quelques plats épicés qui me plaisent, ma femme moins. J’ai beaucoup de mal avec le fromage fermenté d’ânesse qu’on a du avaler il y a deux périodes. Et pas moyen d’y couper.

    - C’est obligatoire ?

    - Obligatoire. On ne trouve que ça, tout du moins officiellement. Ils ont collectivisé cette organisation et à chaque période, on ne trouve plus que les spécialités d’un pays ou d'un autre…Quant aux vêtements, on a beaucoup de mal ici à porter des robes comme de l’autre côté de la mer et j’imagine qu’eux ont du mal à porter nos pulls traditionnels alors qu’il fait 40° toute l’année chez eux. On se conforte de nos misères en imaginant celle des autres. Ça peut même être contre-productif parfois: le fait d'être obligé tous les soirs pendant une heure d'écouter du chant guttural ne vous pousse pas à l'harmonie entre les peuples.

    - Mais au moins, vous ne vous battez plus et ça donne lieu à chaque fois à une fête.

    - Ça fait folklorique, toute une région du monde qui a des habitudes communes à tour de rôle, sûr que ça fait du lien. Mais j’ai parfois l’impression que ce que vous prenez pour des cris de liesse à chaque fête de l'Échange, c’est davantage des cris de stupeur ou de déception qu’autre chose. Mais bon, c’est pour le bien commun.

    - Et vous pensez que ça va durer ?

    - Je ne pense pas. Rien ne dure jamais, la paix comme la guerre, on a beau changer de vêtements, plus horribles les uns que les autres à chaque période, porter des robes à capuche au printemps, des pulls en poil de yack en été, des vestes en dentelle en plein hiver, la vraie question est: qui profite de ce marché juteux? Il semble bien que ce sont des pays comme les vôtres qui ont bien profité indirectement de notre guerre, qui avez hérité des marchés de fabrication des Échanges. Eh oui, plutôt que de confier à chaque contrée la production de ses propres produits, comme il faut toujours faire un appel d'offre, ce sont vos pays qui produisent nos spécialités. Je ne vous jette pas la pierre; individuellement on ne peut pas lutter contre l'air du temps. Mais je sais que les jeunes générations de chez nous se réunissent parfois la nuit et qu'ils lancent des productions de vos vêtements dans des ateliers clandestins. Et leur objectif est d'envahir vos marchés pour vous pousser à la faute. Et puis vous devriez vous méfier de ceux qui ont des parts dans vos entreprises pharmaceutiques. Grâce à notre expertise en cancérologie et la logique volonté de domination dans un secteur d'activités, je crois savoir que nous avons acheté deux ou trois des vôtres dans ce domaine. Ca commence comme ça, on ne sait pas comment ça va finir. D'abord la pharmacie, ça peut continuer par la biologie, la chimie, l'agroalimentaire et le jour où on possédera vos moyens de production alimentaire, on vous forcera peut-être à porter nos frusques que vous trouvez si typiques. Il y a comme un air  de revanche dans l'air. On a la paix depuis maintenant 40 ans. Mais je ne suis pas sûr qu'elle va durer.


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    Ville

     

     

    La ville 

     

     

    Comme un cheval. Il s’était réveillé debout. Il avait certainement dormi debout.  Il n’avait pas de courbatures. Il avait ouvert les yeux et il était debout, comme s'il était planté là depuis longtemps. 

    Il ne connaissait pas du tout l’endroit. C’était plat, très plat, de longs immeubles de 15 étages environ mais de longueurs fort différentes étaient plantés dans le sol. Une porte en leur milieu et des centaines de fenêtres, ou de fermetures puisque ce n’étaient pas des carreaux mais de grandes plaques de pierre lisses et mouchetées qui tranchaient avec le béton des murs. Ces immeubles faisaient de parfaites perspectives. Ce paysage semblait se reproduire à l’infini. Jusqu’où son regard pouvait porter, les immeubles s’élançaient d’un côté comme de l’autre. 

    Une lumière blafarde transperçait la couche nuageuse uniforme. A bien observer, le temps était très humide: là où il était, là d’où il n’avait pas encore bougé, le sol était très meuble. C’était de la terre noire et grasse, un peu comme du compost. Et effectivement, en soulevant son pied droit et en pliant la jambe pour regarder sa semelle, de la terre restait accrochée sous sa chaussure. Tout le lieu était recouvert de terre. Ou plutôt la terre n’était pas recouverte de bitume: pas de route, pas de trottoir. D’ailleurs, pas de fils électriques, pas de poteaux, pas de voitures, juste ces immeubles effilés qui semblaient sortir de terre. Et des gens. Il ne les avait pas encore remarqués mais il y avait beaucoup de monde. Ils avançaient emportant à chacun de leur pas un peu de terre qui s’envolait de leur talon pour retomber ensuite lourdement. Aucun n’était immobile, tous avançaient mais dans un désordre indescriptible. Cela lui évoquait une ruche. Et tous regardaient en l’air, non pas le ciel mais les immeubles. Ce qui provoquait des collisions. Mais personne n’en avait que faire. Après le choc, chaque piéton qui s'était cogné à un autre repartait de son côté sans jamais avoir quitté des yeux les immeubles. 

    Ce fut d’ailleurs étonnant, vu la situation qu’il ne se soit pas encore fait renverser, lui immobile, entouré de cette circulation erratique. Cependant, c'est un choc avec un marcheur qui le bouscula vers l'avant et provoqua le premier pas. Il se mit à avancer. Il ne savait pas du tout s’y prendre et se fit bousculer à plusieurs reprises. Il trouva cela fort désagréable et s’imagina qu’il fallait beaucoup d’entraînement pour se déplacer comme tous les autres y arrivaient. C'est-à-dire avec beaucoup d’indifférence. Et bousculé comme un chien dans un jeu de quilles, il trouva refuge sur le pas de la porte d’un des immeubles. Après un énième choc, il se décida à entrer dans l’immeuble pour se protéger. C’est alors qu’il entendit une voix derrière lui qui lui dit :

    - «    Vous pensez avoir trouvé?    » 

                Mais le temps de se retourner alors qu’il avait ouvert la porte à moitié, il ne vit pas la personne qui lui avait adressé la parole. 

                A l’intérieur de l’immeuble, au rez-de-chaussée, il n’y avait rien si ce n’était un ascenceur au fond, à environ 3 mètres. Il le prit et appuya au hasard sur une des touches. Le mouvement très lent de l'appareil l'amena au 4ème étage; c'était le chiffre collé sur la paroi en face de l'ascenseur. Il put le lire lorsque la porte automatique s'ouvrit. Il glissa la tête et regarda à gauche puis à droite. De chaque côté, un long vestibule. De simples portes en bois se succédaient jusqu'au mur du fond que la lumière de l'ascenceur laissait juste deviner. Des portes des deux côtés. Etant donné la disposition des portes, chacune d'entre elles devait avoir sa fenêtre en pierre. Ce devait-être de petits logements. Et d'un bout à l'autre du couloir une moquette d'une couleur indéfinie venait se confondre avec celle, murale, de la même couleur. Il appuya sur un autre chiffre et arriva au troisième étage, il n'aperçut que le même paysage. Ce fut également le cas pour les quatre autres étages qu'il entreprit d'explorer. 

                Ce n'est qu'au huitième étage qu'il décida de sortir davantage que sa tête de l'ascenseur. Lorsque son pied se posa sur la moquette, il eut la même impression qu'à l'extérieur: cela lui collait au pied mais ici, rien ne restait collé. Il en avait une allure lente et un peu ridicule: le pied était soulevé bien haut comme s'il devait le décoller à chaque pas. Et c'est de cette manière qu'il arpenta le couloir sans rien voir d'autre que ces portes en bois, ces murs et cette moquette terreuse. Il tenta même d'ouvrir une des portes, mais rien. Elle refusa de s'ouvrir comme toutes les autres de l'étage dont il essaya méticuleusement d'actionner la clenche.  

                "Vous pensez avoir trouvé?" se remémora-t-il.

                Au dernier étage il arpenta de même le couloir; vérifiant toutes les portes mais cherchant en plus une ouverture au plafond, une échelle qui lui aurait permis d'accéder au toit. Mais rien. L'immeuble semblait fermé sur lui même. 

                Il redescendit alors au  rez-de-chaussée. Fit le tour de l'immeuble tout en évitant au mieux les marcheurs. Pas une échelle, pas une aspérité, rien ne venait briser la monotonie architecturale du bâtiment. Rien ne permettait de monter sur le toit. 

                Il passa le temps qui suivit à inspecter le plus d'immeubles possibles. Mais toujours le même résultat: le même décor, les même couleurs, les mêmes portes fermées. Les mêmes immeubles clos innombrables étaient répandus autour de lui et autour de ces gens. Tous ces gens qui regardaient les immeubles. Des jeunes, des vieux, beaucoup de vieux, des hommes, des femmes, peu d'enfants. 

                A un moment donné, il entendit un cri et vit quelqu'un se mettre à courir vers un immeuble, que pourtant rien ne différenciait des autres, et à y entrer. Il suivit immédiatement, ce comportement qui tranchait avec l'espèce d'hypnose qui semblait avoir pris toute cette foule qui marchait et se bousculait. Une fois dans le hall d'entrée il prit l'ascenseur qui s'y trouvait et partit à la recherche de l'individu qui s'était engouffré dans l'immeuble. Mais rien n'y fit: Il vérifia tous les étages sans trouver personne. Il n'existait pourtant pas d'autre issue, que l'ascenseur. Toutes les portes furent vérifiées et aucune d'entre elles ne s'ouvrit. Personne ne répondit à ses appels. L'immeuble semblait vide, comme si personne n'était rentré. Un rapide coup d'oeil autour du bâtiment lui confirma le fait qu'il était comme les autres. Rien ne le différenciait des autres. A part leur taille ils étaient tous comme les autres: vides. 

                Lorsqu'il sortit, personne ne le regarda. Personne ne lui adressa la parole. Et tous regardaient les blocs. Et tous semblaient chercher quelque chose.

                Il commença à suivre le mouvement. Au début il regarda les gens, cherchant il ne savait quoi sur leur visage, dans leur regard scrutateur. Personne ne le regardait. Il ne croisa jamais un regard. Il ne croisa d'ailleurs, lui semblait-il, jamais la même personne. S'il suivait une silhouette précise, il lui suffisait d'un regard porté ailleurs, vers une autre personne, un bâtiment et la personne suivie s'évinçait de son regard et il ne la retrouvait plus. De temps en temps une silhouette s'élançait au loin dans un immeuble. Mais après en avoir suivi encore trois, fouillant les immeubles pénétrés et ne trouvant rien, il finit par ne plus les suivre, sachant que rien ne ne différenciait des autres: ils étaient vides. Il finit d'ailleurs par prendre l'air fatigué des autres marcheurs, Il finit par ne plus regarder les gens si différents qu'ils finissaient par tous se ressembler. Il finit par ne plus regarder que les immeubles, cherchant ce que tout le monde cherchait et qu'il ignorait. Il finit par chercher sur les immeubles ce qu'il ne connaissait pas. 

     

                Une lumière. Une lumière semblait filtrer autour d'une des fenêtres de pierre d'un des immeubles. Après tout ce temps. Quelque chose changeait. Il bouscula les personnes autour de lui et s'engouffra en courant dans l'entrée de l'immeuble. Il était le seul  à avoir couru. 

    - «     Vous pensez avoir trouvé?     » 

                La même phrase qu'il avait entendu à chaque fois qu'il avait pénétré dans un immeuble. La même phrase sans intonation, ni masculine, ni féminine. Il n'aurait su dire s'il s'agissait de la même voix ou de la même personne. Il ne se retourna même pas pour chercher qui lui avait adressé la parole. De toutes les façons il n'aurait pas trouvé. Et puis il était pressé. S'il pensait avoir trouvé? Il ne savait pas mais ce changement méritait son empressement. Il devait chercher cette pièce éclairée. Ce seul appartement éclairé. Sa pièce éclairée. Personne ne l'avait suivi. 

                3ème étage, 7ème fenêtre à gauche. Il prit l'ascenseur et s'arrêta à l'étage en question. Lorsqu'il passa la tête par la porte et la tourna vers la gauche, un rai de lumière sous la septième porte lui signifia qu'il ne s'était pas trompé. Et qu'il avait bien trouvé quelque chose. Le trajet jusqu'à la porte lui rappela l'étouffement de ses pas  par la moquette semblable à la terre dehors. Hésitant il dépassa les six portes pour arriver devant la septième. La lumière suintait autour du montant en bois. 

                Il toucha la poignée, appuya sur la clenche et la porte en bois s'ouvrit vers l'extérieur. A l'intérieur, plus de trace de lumière, juste un noir profond à travers lequel il ne distinguait rien. Un pas en avant et il s'arrêta sur le pas de la porte. une sensation d'étouffement le saisit. Sentiment conforté par le fait qu'il se rendit compte que la porte s'était refermée derrière lui et que désormais il ne voyait plus rien. Il ne put avancer davantage dans la pièce, ses bras aveugles rencontrèrent immédiatement une cloison en bois. Il en était de même sur les côtés et juste au dessus de sa tête. Un souple et soudain glissement de son centre de gravité, et il se retrouva allongé. Il avait trouvé.


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  • Maiden
     

    Il n’avait pas beaucoup réussi à l’école. La faute à ses parents, aux profs, à la cité, à lui-même. Pas le méchant garçon, même pas d’interpellations, un fils à sa mère un peu fainéant qui fréquentait d’autres gars pas très courageux ni très ambitieux. Et aujourd’hui en gros, il avait suivi Bryan, un congénère  de 5 ans plus âgé que lui, traîner au PMU pour ne rien faire. Bryan avait 21 ans, était du genre pas méchant, à avoir acquis une sacrée expérience de foutimasserie. Lui, Yansi n’en avait que 18 ans. Il avait juste arrêté les études parce que l’école ne le réclamait plus. Et il se retrouvait dans l’ambiance enfumée d’une salle de bar à regarder des canassons tirer leur charrette pendant que des comme lui avec 30 ans de plus et de la couperose sur le nez feuilletaient leur journal à la recherche du cador qui leur rapporterait de quoi finir un peu plus avantageusement le mois.

    Sa déception fut grande : on lui avait promis un désennui d’après-midi et il sentait qu’il allait faire le bolosse  à regarder une chaîne équestre qu’il pouvait avoir sur le câble. Lui qui ne connaissait du cheval que le tour qu’il avait fait à la kermesse en maternelle ! Bryan l’introduisit auprès de tout le monde.
    -Salut les potos ! J’vous présente Yansi, z’êtes priés de lui faire bon accueil. Je suis certain qu’il va bien accrocher à l’ambiance. Puis en s’adressant à lui: "Tu vas voir c’est sympa ici, c’est un peu comme une petite famille : vers le 5 du mois, les gars, ils viennent faire des tournées et tranquillement attendre que ça se passe en buvant des p'tits café et des p'tites bières, si tu te mets bien avec certains, tu pourras même boire un peu à l’œil. Ici t’es au chaud : tu peux te nourrir et quand t’as assez bu tu peux déverser le trop plein au fond là-bas", alors qu’il lui désignait une petite porte en bois au fond de la pièce.

    -Allez Boris, tu nous sers deux demi steplait ?
    Le type derrière le zinc le regarda derrière sa tireuse à bière.
    -J’veux bien moi mais il est majeur ton pote?
    Il faut dire que Yansi avec ses joues encore pleines et sa timide pilosité peinait à faire son âge.
    -Mais j’te dis que oui ! Il a les dix-huit. Il fait jeune mais il est majeur. Tu m’prends pour qui ?
    Boris, pas davantage curieux, leur versa leur bière, raclant la mousse et les posa sur le comptoir. Ils se servirent. Bryan paya les bières et agrippa Yansi par les épaules de sa main libre.
    -Viens que je te montre mon p’tit monde.
    Et il lui présenta d’un ton qui se voulait lyrique les tables stratégiques, les écrans, les côtes des chevaux, la caisse qui prenait les paris, les habitués.
    Yansi suivait cela d’un œil vide. ça ne lui plaisait pas trop. Le café, en gros, ça lui plaisait bien, mais rester assis à regarder des chiffres sur des journaux, entourer des noms de chevaux et perdre l’argent qu’il n’avait pas... L’ambiance avait l’air sympa, il aimait bien suivre la tension au moment du départ, les quelques cris devant les écrans. Il ne voyait pas ce que ça lui apportait de plus que ce qu’il avait à la maison. Tranquille il pouvait rester sur le canapé, à jouer de la console. Mais bon y’avait son frère, son grand frère qui le lourdait à faire ses réflexions ; qu’il trimait que dalle. C’est sûr, il préférait suivre ses potes à l’extérieur et rester au chaud.
    Yansi survolait ses réflexions alors que Bryan l’avait abandonné pour disserter sur les chances d’une pouliche sur la prochaine course. Il n’avait pas encore touché à sa bière. Il gardait la main gauche dans sa poche et timide n’osait rien faire : il piétinait et tournait en rond. Lorsqu’il s’aperçut qu’un turfiste le regardait au loin près de la vitre, il baissa la tête. Il but une gorgée pour se donner une contenance et en profita pour vérifier si le type le regardait toujours. C’était bien le cas. Et à ce nouvel échange de regard, le type se  leva et se dirigea vers lui.

    Une fois auprès de lui, il le scruta de haut en bas et lui adressa la parole d’un air entendu.
    -T’es nouveau ici toi.
    -Oui c’est mon pote Boris qui m’a emmené pensant que je pourrais aimer.
    L’individu sembla porter une attention particulière à sa phrase qui ne semblait pas d’après Yansi offrir des informations de première importance. Il en profita pour l’inspecter : un cuir un peu élimé et un jean quelconque que portaient des chaussures de cuir. L’ensemble était rehaussé d’un visage que marquaient quelques rides en début de maturation et des cheveux châtain coupés court, dont il prenait soin. Une sorte de vieux beau. Yansi n’avait pas très envie de lui ressembler. Et si  faire le PMU amenait à ressembler à tous ces types, il n’y resterait pas longtemps.
    - T’aimes ça ici ?
    Yansi un petit mouvement de recul, il avait l’impression que le type venait d’entrer dans sa tête.
    -J’te dis ça moi parce que tu me fais penser à ma pomme quand j’avais ton âge.
    Cette phrase effraya Yansi intérieurement et il essaya de ne rien laisser montrer. Plusieurs clients les regardaient.
    - Ne les regarde pas. T’auras tout le temps de faire leur connaissance plus tard. Après un temps: "Tu ne dis rien.. C’est que je dois être dans le vrai, non ?"
    Yansi avait peur de le regarder désormais de peur d’être désagréable. Il envisagea même de courir vers la sortie tellement la situation le mettait mal à l’aise. Mais il lâcha un faible "bof".
    - Eh ben tu vois moi je pense comme toi. T’as peut-être autre chose à faire de mieux, non ? T’es jeune, t’es  sûrement pas le cador du bahut mais t’as mieux à faire qu’à traîner parmi tous ceux qui sont là, à attendre là sans rien faire.
    Et comme son pote Boris tout à l’heure, il lui montra l’intérieur du bar qu’il considéra d’un œil plus averti. C’était morne, les tasses étaient vides, ça sentait un mélange de café froid, de détergent et de mégot écrasé. Les types avaient l’air usé, poussiéreux et les rares femmes présentes étaient un peu trop âgées à son goût. C’était peut-être de la cougar mais davantage de chez Pinder que de la pampa argentine. Rien ne semblait mériter sa présence ici.
    C’est à ce moment que Bryan choisit pour se rapprocher de son invité.
    -Alors tu viens de faire la connaissance de Serge ?
    -Salut Boris, je viens de dire à ton protégé qu’il me ressemblait lorsque j’avais son âge.
    -Tu vois, en s’adressant de Yansi, qu'il y a des types sympas ici.
    Et il l’emmena parier avec lui. Il lui fit découvrir les quelques course retransmises, lui apprit à différencier le trot attelé du monté. Il lui parla de l’âge des pouliches et l’initia aux rapports des paris. C’est sur ce point que les yeux de Boris se mirent à briller et qu’il devint plus lyrique. Davantage que les chevaux, c’est la capacité de gagner beaucoup en misant peu qui semblait le motiver à venir au café.
    Ils restèrent assis deux heures à ne pas gagner grand-chose, à découvrir tout ça. Yansi s’ennuyait et guettait souvent l’horloge. La nuit était tombée lorsqu’ils sortirent. Ils ajustèrent leur écharpe et revinrent à pied jusqu’à la cité. En déposant Yansi en bas de sa cage d’escalier, Boris lui demanda s’ils y retournerait avec lui le lendemain. Yansi poliment hocha la tête mais était persuadé que jamais il n’y remettrait les pieds.
    Une fois chez lui, sa mère de la cuisine lui demanda s’il avait passé une bonne journée. Il grogna un son qui pouvait tout dire et après avoir déposé son manteau dans l’entrée,  alla directement dans sa chambre sans éclairer la pièce, s’affala sur son lit non fait et alluma machinalement la télé tout en prenant automatiquement une manette de jeu.

     Il se réveilla sur les coups de 11 heures, d’humeur maussade. Il avait passé une partie de la nuit à jouer et n’en éprouvait aucune satisfaction. Il alla s’asseoir dans le canapé à côté de sa mère qui regardait une émission où des gens parlaient. Il mangea ce qui lui était proposé. Il s’ennuyait et ne savait pas quoi faire. Il revint dans sa chambre, s’allongea tout habillé en espérant trouver le sommeil mais il ne vint pas. Aussi lorsque Boris vers 15 heures se présenta à la porte, il le suivit. Il n’avait rien à mieux à faire.

    En entrant dans le bar, il reconnut la plupart des personnes présentes. Tout le monde leva la tête et le salua doucement d’un mouvement de tête. Immédiatement il retrouva cette sensation désagréable : ici c’était une impasse, il ferait mieux de fuir. Mais il n’osait pas. Il ne savait pas trop pourquoi, certainement par lâcheté ou par cette sensation qu’il avait du mal à identifier : l’instinct grégaire. Mais il n’en avait jamais entendu parler et il n’arrivait pas à le conceptualiser, juste à le ressentir.
    Boris le chaperonna moins et il se retrouva à commander ce qui coûtait le moins cher, un café. Par imitation il acheta aussi un de ces journaux qui présentent les courses. Il se regarda alors dans le miroir qui faisait face à sa table : le petit noir à côté du journal ouvert, le dos voûté, le regard vide et la télé qui diffusait les courses sur le mur en haut à gauche. Il ne se reconnaissait pas. Il semblait avoir pris 10 ans. Lorsque Serge s'interposa entre le miroir et son regard, il eut alors l’impression de prendre 25 ans.
    -Qu’est-ce que tu fous-là ? Faut que tu fasses autre chose j'te dis.
    -Tais-toi ! j’sais pas qui t’es mais t’as pas à me dire ce que je dois faire lui répondit-il, frondeur.

    -Mais enfin tu nous as vu : moi avec mes 50 balais, les autres avec leur gueule racie. Tu veux finir comme nous?
    -Tais-toi s’il-te-plait, lui dit-il moins fort. La différence d’âge le contraignant au respect.
    -Ecoute gamin, si t’as envie de rester ici dis-le et je te laisserai tranquille.
    -Et pourquoi tu te barres pas toi ? Hein si tu ne t’y sens pas bien ?
    -Parce que c’est trop tard pour moi, moi j’suis trop vieux pour m’en tirer. J’ai eu des occasions mais j’ai pas su y faire, j’ai pas su prendre le bon chemin. Et à un moment, il est trop tard pour faire demi-tour, on ne fait que ce qu'on sait faire.
    -Et tu veux que je fasse quoi moi, hein ? J’ais pas de diplôme, tu veux que j’aille dans une boite d'intérim pour trimer comme une merde et lécher le cul d’un connard pour toucher une misère? Ben non pas pour moi. Alors ici ou chez moi comme un bolosse, c’est du pareil.
    - Je me doute bien que t’es pas du genre courageux ou brillant, sinon tu traînerais pas avec Boris.
    Yansi se sentait humilié. Mais quelque part il avait raison. Il devait être suffisamment transparent pour être décrypté aussi vite alors il se la ferma. Serge avait touché juste alors il continua sur sa lancée.
    - J’vais pas te conseiller de reprendre des études,  mais faut que tu fasses autre chose pour ne pas finir sclérosé à mater des chevaux à la télé.
    Devant son silence et ses oreilles qu’il sentait ouvertes, il continua.
    -Non ce qu’il te faut c’est un truc qui demande pas de ressources particulières et qui te font pas risquer grand-chose.
    Là, Yansi s’énerva un peu. T’es pas un peu con ? Tu crois que je te vois pas venir? J’vendrai pas de la dope pour toi. Tu crois qu’on me l’a pas déjà proposé ? J’touche pas à cette merde moi.
    Il regarda alors autour de lui mais tout le monde regardait la quatrième qui venait de commencer alors il reprit plus doucement.
    - Et puis on risque gros à vendre du shit ou de la coke. Moi je rentre pas là-dedans alors tu peux te casser.
    Serge devant lui émit un sourire posé.
    -T’inquiète, lui retourna-t-il. J’fais pas là-dedans. Mais j’connais d’autres trucs. Pas très légaux tu t’en rends bien compte mais j’peux pas être tout seul.
    Enervé par cette proposition Yansi se leva et quitta le bar sans réfléchir et retourna chez lui sans attendre Boris. 

    Et Yansi s'enferma chez lui, passa sa première journée à dormir, surfer sur le net, faire de la console. Puis il se leva, alla manger ce qui restait en évitant le regard de sa mère, puis regarda la télé et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il s’endorme d’épuisement lymphatique. Il ne répondit que lorsque Boris vint le chercher comme les autres jours pour aller au café. Il craignait que le vieux revienne l'emmerder mais Serge ne bougea pas quand il entra pour regarder les courses. Les jours suivants furent presque identiques. Il tenta bien de s’incruster auprès d’autres types de son âge dans son quartier mais comme il n’avait pas particulièrement envie de frayer, il s’ennuya vite et retourna croupir chez lui. 

    C’est au bout d’une vingtaine de jours que Serge vit le gamin s’asseoir devant lui.
    -Bon je me fais chier. C’est quoi ton truc ?
    -Ecoute ! Mon truc comme tu dis, c’est plutôt chez les autres que ça se passe. Je repère un endroit, un appart. J’identifie les lieux et les proprios et puis, lorsqu’il n’y a pas de danger, je me glisse chez eux et je leur emprunte deux ou trois trucs.
    -T’es un voleur ?
    -Moins fort. Lui souffla Serge. J’suis un peu voleur si tu veux, mais j'fais de mal à personne. Je suis plutôt un entremetteur, je fais du lien entre des maisons et des personnes qui y ont intérêt.
    -Un quoi ?
    Serge voyant bien que le petit manquait de vocabulaire. Je suis un intermédiaire. J’t’explique : il y a quelques temps, je faisais ça tout seul mais suite à une opération un peu compliquée, je ne suis plus aussi agile. Du coup j’ai besoin de quelqu’un pour …pour faire à ma place quoi !
    Yansi se taisait. Il n’osait pas regarder Serge.
    - Ecoute si t’es pas d’accord, y’a pas de soucis. On fait comme si je ne t’avais rien dit et on en reste là.
    -Yansi releva la tête.
    -Et j’y gagne quoi moi ? A part les emmerdes.
    -Au mieux, tu risques rien. Au pire une bonne course à pied si jamais t’entends un chien ou les proprios. Et puis on fait pas des gros trucs on risque pas grand-chose devant un juge. Ca permet de mettre du beurre dans les haricots. J’connais des types à qui revendre ce qu’on ramasse et on se partage. Si jamais on bosse ensemble on peut compléter nos allocs tranquillou, sans mener grand train mais sans avoir trop d’emmerdes. Moi j’dépense ici ce que je gagne, quant à toi, tu en fais ce que tu veux, mais tu sais ce que je pense.
    Et ils discutèrent quelques temps. Yansi partit plein de scrupules. Il abandonna les lieux quelques temps et retourna voir Serge quelques jours après pour accepter sa proposition, faute de mieux dans son quotidien.

     Trois heures du matin, pas un bruit. Il avait néanmoins l’impression de marteler le trottoir de ses baskets alors qu’il était seul dans les rues de ce quartier pavillonnaire. L’adresse qu’il avait du mémoriser, c’était bien dans le coin, un quartier qu’il ne connaissait pas du tout, seulement de nom. Un truc avec des fleurs ou des arbres. Serge lui avait bien dit : marche droit, ne te retourne pas, ne mets pas la capuche, sinon on te remarquera. Et quand tu arrives devant la baraque, tu ouvres le portail naturellement et tu t’enfonces tranquillement derrière en faisant le tour.

     C’est ce qu’il fit, il entra le cœur battant fort, se glissa sans se retourner dans le passage qui contournait le garage pour arriver derrière la maison. Là c’était comme Serge lui avait indiqué : une véranda contre laquelle descendait une gouttière qui arrivait à une fenêtre « qu’il savait souvent ouverte ». Il vérifia que son sac à dos était bien placé dans son dos et commença à escalader le mur. Grâce son agilité juvénile, il se retrouva rapidement à la fenêtre ouverte comme indiquée. Il la poussa doucement et fut rapidement à plat ventre contre la moquette d’une chambre. Il retint son souffle : écouta la maison qui se révéla muette. Si Serge ne s’était pas planté, il ne devait y avoir personne. Un peu rassuré, il appuya sur la poignée de la porte pour se retrouver dans un couloir qu’éclairait la lumière des lampadaires. Il suivait toujours les conseils de Serge qui avait bien repéré les lieux: il commença à suivre le couloir pour descendre dans le salon en bas où il pourrait trouver un peu de hi-fi. Il passa devant la porte de la salle-de-bain puis arriva près de la dernière porte qui devait être celle d’une chambre juste avant d’arriver au bout du palier. Tout se déroulait comme prévu Il devrait terminer ça rapidement et revenir chez lui dans moins d’une heure. Lorsque d’un seul coup la porte qui se trouvait à sa gauche s’ouvrit soudainement laissant apparaître une silhouette qui à sa vue poussa un cri bref.

    Yansi, surpris, se figea et la silhouette s’effondra sur lui. C’est à ce moment qu’il s’aperçut que la silhouette était une femme. Il tomba sur le dos surpris par le poids du corps. Cela lui coupa le souffle. Il tenta de se dégager mais ne put trouver que des seins contre lesquels appuyer pour se dégager. Il essaya de le faire sans brutalité, ne voulant pas être accusé de violence. Alors qu’il essayait de tourner le corps inerte sur le côté afin de s’échapper, une voix lui parvint:
    -Oh mon dieu, ne me faites pas de mal. Prenez ce que vous voulez.
    Yansi n’aurait pas voulu mieux mais il était toujours coincé sous la femme qui l’écrasait de toute sa masse inerte. Il glissa un timide.
    -J’voudrais bien moi madame, mais vous m’écrasez.
    -Merci, merci de ne pas me faire de mal.
    En même temps que ces remerciements étaient formulés, il sentit que les lèvres de la silhouette effleuraient son cou. Il resta figé, transi pendant que les lèvres d’où sortaient des « merci » haletants s’approchaient de sa bouche.
     C’est à ce moment qu’il perdit le contrôle de la situation. Il ne se rappela plus très bien l’enchaînement des événements mais a posteriori trouva que sa victime avait beaucoup plus d’expérience que la cousine de son pote Benji : il se retrouva sans coup férir le pantalon baissé pendant que la propriétaire des lieux lui faisait visiter toute sa bienveillance. S’il avait connu le syndrome de Stockholm, il aurait sans doute fait le rapprochement. Yansi visita les pièces de l’étage dans des positions à chaque fois différentes, s’émerveillant des potentialités insoupçonnées de l’ancienne évanouie ainsi que de sa volonté plusieurs fois renouvelée.
    Après une énième épopée, ils s’allongèrent sur le sol et elle s’endormit le bras sur son torse. Il attendit quelques instants le temps par terre, le temps que lui soit confirmé le fait qu’elle dorme profondément. Alors que le soleil commençait à pointer à travers une des fenêtres de la chambre dans laquelle ils avaient une dernière fois usé des meubles à des pratiques non usuelles, il souleva son bras, s’écarta doucement, rassembla ses vêtements et s’habilla en vitesse. Il la regarda un peu peureux et s’aperçut qu’elle pouvait avoir l’âge de sa mère. Il était trop tard pour descendre dans le salon piquer des trucs. Mais ne souhaitant pas repartir les mains vides, il ouvrit une commode et prit quelques soutiens-gorge qui se présentèrent à lui avant de redescendre le long de la gouttière. Comme lui avait dit Serge, il ouvrit le portail comme s’il s’agissait de son domicile.
    Ce n’est qu’une fois le portail fermé puis le carrefour dépassé qu’il put profiter du moment. Le soleil pointait à l’horizon et Yansi se sentait fier de lui bien qu’il n’ait pas été maître de grand-chose. Il avait le sentiment d’être un veinard. Il se dirigeait vers son quartier en relevant son sac, pensant avec ravissement que se trouvaient dedans quelques souvenirs de cette glorieuse nuit. Il se demandait quand même comment il allait avouer à Serge, qui lui avait fait confiance, le fiasco de leur entreprise.
    Il se pointa chez lui au moment où plusieurs gars de son immeuble partaient au boulot. Il arriva dans sa chambre, planqua son sac sous son lit et s’effondra tout habillé un sourire aux lèvres.

     

    Il se réveilla au milieu de l’après-midi. Et immédiatement eut peur de sa rencontre à venir avec Serge ; Mais lorsqu’il se souvint de ses exploits, il se sentit revigoré. Il découvrit un courage qu’il ignorait chez lui et décida d’aller le voir pour tout assumer.
    Arrivé devant l’établissement, il s’arrêta un instant devant la devanture et lut pour la première fois le nom du rade : « le beau Serge ». Il s’arrêta deux secondes mais vit son commanditaire assis derrière la vitre qui lui faisait signe de rentrer. Ce qu’il fit. A peine la porte poussée, il eut l’impression que plusieurs personnes le regardaient avec insistance, mais il se dit que ce n’était qu’une impression liée à son sentiment de gêne.
    - C’est marrant dis-donc, tenta-t-il en direction de Serge, le café porte ton nom. Serge le regardait sans rien dire, l’air attentiste.
    - Donne-moi ce que tu as piqué. Lui sortit-il d’un coup d’une voix feutrée.
    Yansi paniqua et lança dans un flot de paroles:
    - J’suis désolé : ça n’a pas marché, ça a foiré. Tout a bien marché comme tu m’as dit : j’ai bien trouvé la baraque, la fenêtre était ouverte mais tu t’es planté, y’avait quelqu’un et j’ai pas eu le temps de piquer ce que tu m’as demandé.
    -Fais pas le con, file moi ce que tu as pris.
    Yansi commençait à avoir peur.
    -Mais puisque je te dis que je n’essaie pas de te doubler, j’ai rien eu le temps de voler, je…
    -File moi les soutiens-gorge j’te dis. C’était pas prévu le coupa Serge. Les pensées du gamin s’arrêtèrent net dans sa tête.
    - Hein ? Comment tu sais pour les sous-tifs ? J’comptais pas les garder tu sais, j’comptais te les filer pour qu’on puisse en tirer un prix pour compenser ce que j’ai pas réussi à prendre. S’teuplait j’ai rien fait de mal. Qu’est-ce que tu vas me faire ? Yansi s’effondra doucement sur sa table, des larmes commençaient à venir. Il craignait pour son intégrité physique.
    -Moi je vais rien te faire. Tu vas me rendre les sous-tifs, et parce que tu as laissé un excellent souvenir à la propriétaire des balconnets, elle veut bien t’en laisser un en souvenir. Elle est un peu sentimentale elle-aussi, tu vois ?
    Yansi releva sa tête d’entre ses bras et resta bouche-bée devant Serge qui reprit:
    -Je t’explique: t’es un nouveau ici et cette nuit, tu as gagné ta première course, T’es parti bille en tête sans connaitre les tenants et les aboutissants de la situation et tu as finalement passé la ligne d’arrivée, et avec panache parait-il. J’ai même eu un petit bonus pour toi.
    Yansi grimaçait, il ne comprenait toujours pas.
    -J’suis pas un voleur, ni un receleur. Tu vois, « le beau Serge » c’est moi, enfin c’était moi et tu sais l’opération que je t’ai dit avoir subie, qui m’empêche aujourd’hui d’officier ? Ben, c’est une opération de la prostate et l’Emile que j’ai entre les deux jambes, il n’obéit plus au doigt et à l’œil.
    - Mais pourquoi tu me parles de ta teub, j’comprends rien.
    - Calme-toi, je continue de t’expliquer. Le bar est à moi. Je l’ai acheté avec quelques économies réalisées grâce à mes petits talents de maitre-queue lui lança-t-il avec un clin d’œil.
    -quoi t’es une sorte de…de pute ?
    Yansi commençait à comprendre
    -Je préfère gigolo mais bon c’est un peu pareil. Depuis mes vingt ans, je suis plutôt connu de ce côté de la ville pour mes talents et les bourgeoises se filent en toute discrétion mon nom. Mais depuis mon opération il y a 3 ans, tu vois je ne peux plus trop leur rendre service. Alors je recrute.
    - Et moi je suis quoi là dedans ? Le vol c’était pour…rien ?
    - Pas pour rien. C’était scénarisé.  Tu vois les bourgeoises, elles préfèrent les histoires, les p'tits scénarios au plan plan 5 à 7 dans un hôtel. Du coup, je me suis fait connaître avec mon histoire de monte-en-l’air, de cambrioleur qui profite de la situation. Mais maintenant, je ne suis plus de première fraîcheur et parce  que mon commerce fonctionnait bien et parce que j’ai toujours des frais fixes, je recherche toujours des petits étalons dans ton genre.
    -Et pourquoi moi ?
    -Parce que t’avais l’air un peu wesh, un peu racaille mais du genre gentil. Ca plait à certaines ce côté marlou. Et puis t’avais l’air propre, ça compte. Tu vois, mes commanditaires, elles veulent pas de la brute qui tabasse ou qui pilonne. Alors quand j’ai vu ta bouille et ton ennui je me suis dit qu’il fallait que j’essaie. Et puis, la preuve que ça a bien marché ; je n’ai eu que des compliments. T’as assuré. Elle a mis ta jeunesse et ton énergie au premier plan.
    -Pourquoi tu me l’as pas dit ?
    -Parce que tu crois que tu m’aurais pris au sérieux ? Arrête ! Lui lança-t-il en buvant la mousse de son demi.
    Yansi devait admettre qu’il avait raison.
    - Tu sais, lui expliqua Serge, certains chevaux pour pas qu’ils soient intimidés lors d'une course, on leur met des bouchons dans les oreilles pour qu’ils ignorent le bruit. C’était ma façon à moi de pas te mettre la pression inutilement. Serge lui glissa une petite enveloppe.
    - Tiens v’là 35 euros. Je te préviens : je fais 50/50. T’es avec moi alors ? Devant l’hésitation du jeune, Serge ajouta :
    - Regarde la salle discrètement.
    En se retournant, il vit trois gars le saluer de la tête, deux au comptoir et un à feuilleter le journal assis à une table au fond.
    -Ce sont mes poulains. Je les appelle quand il y a du boulot. Ils ont chacun leur rôle: les deux zigs au comptoir c’est du genre partageur, celui là-bas qui fait semblant de lire, il a un peu de matériel de plomberie et toi, tu serais le petit jeune. T’attends pas à officier tous les jours, il faut que tu te reposes entre deux commandes. D’accord ? Et puis il faut que tu te fasses connaitre. C’est pas la fortune. Vois plutôt ça comme un complément pas trop désagréable.
    Après un court silence il reprit:
    - Alors qu’est-ce que tu en dis ? En plus t’as droit aux consos gratos. J’aime bien vous savoir chez moi : j’aime bien être entouré et pouvoir vous surveiller un peu.
    Trop surpris, Yansi ne répondait pas. Alors Serge le mit à l’aise.
    - Ne me donne pas ta réponse maintenant. Mais après les compliments suite à cette nuit, ça m’étonnerait pas que tu te fasses un peu plus d’argent de poche dans les jours à venir. 

    Trois jours plus tard, Yansi accompagné de Boris, qui ne semblait pas être au parfum, entra dans le café, donna un sac opaque rempli de dentelleries à Serge qui sirotait un verre (il avait gardé le rouge à rebords noirs, planqué au fond de sa commode), s’assit à une table et commanda une bière. Sous le sous-bock, une feuille sur laquelle étaient indiquées une adresse, une date et une heure. En lisant la note, Yansi ne put s’empêcher de sourire béatement en pensant à ces jours futurs où peut-être sur la devanture du café on pourrait lire « le beau Yansi ». Alors en attendant l’heure de fermeture, il se pencha sur le journal de turf qui trainait sur la table et essaya de trouver quel cheval pourrait faire fructifier son argent dûment gagné.

     

    Maiden : dans le milieu hippique, se dit d’un jeune cheval qui n’a pas encore gagné de course.

     
     

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    Le nez        

     

     

             En fait, tout ne s'était pas vraiment passé comme ça. Il ne s'était pas tué dans un grave accident de voiture.  

             Jean-Michel Sisteron depuis tout petit avait l'habitude de s'ausculter les cavités nasales, de se trifouiller l'intérieur des narines. Il en éprouvait un plaisir extrême. Quelque fois lorsqu'une gêne se faisait sentir, il éprouvait un petit frissonnement lorsque son index ou son annulaire s'approchait de la narine en question. Parfois même sans rien sentir, il se mettait en recherche caverneuse afin de trouver un résidu. S'il n'en trouvait pas, il en profitait pour se gratter les parois. Mais lorsqu'il trouvait quelque chose, quel ravissement des sens, quelle satisfaction que de pouvoir l'extirper à force de détermination.

             Et lorsqu'une proie s'accrochait à son hameçon de doigt, il prenait un malin plaisir- honteux- à la faire sécher en la roulant entre ses doigts, afin qu'elle se désolidarise au mieux et qu'elle puisse enfin rouler sur le sol. Deux de ses doigts recevaient l'attribution de cette fonction: l'index et l'annulaire. L'index servant pour le quotidien et l'annulaire officiant lorsqu'il s'agissait de quêtes plus lointaine.

             M. Sisteron était donc un spécialiste du genre, un esthète solitaire, car bien élevé, il ne le faisait jamais en compagnie. Cependant, malgré ces apparences de civilité, il était dépendant, accro au truc. Il ne pouvait s'empêcher, lorsqu'il se retrouvait tout seul, de se gratter le fondement nasal.

             En voiture, ce génie du genre en profitait: dans son habitacle il se croyait seul comme si être entouré de vitres couplé à l'anonymat de la foule carrossée le rendait transparent. C'est dans ces moments là qu'il s'adonnait à son vice sans vergogne, avec le plus d'acharnement. A un tel point que parfois il se demandait si ses narines ne s'agrandissaient pas avec le temps, trop dilatées par ses doigts. Qu'importe, si les narines avaient cette taille, c'était certainement pour que les doigts puissent les visiter

             Cette habitude, et son niveau de vie qui lui avait permis de s'acheter une voiture «  toute équipée», causèrent sa perte. Un lundi matin, alors qu'il se rendait au travail en prenant par l'autoroute tout en composant une symphonie de narine où ses doigts développaient une sincère virtuosité, devant lui - ah maudite distance de sécurité – un conducteur, un peu trop prudent, freina sèchement en voyant au loin des feux stop s'allumer dans le brouillard. Et alors que Jean-Michel Sisteron allait enfin triompher de sa quête permanente, il freina un peu trop tard, et la chaussée glissante aidant, rentra dans l'arrière de la voiture arrêtée devant lui.

             Immédiatement, et comme ça l'était indiqué sur le manuel de la voiture, afin de sauver le conducteur, l'airbag s'ouvrit et appuya avant toute chose sur la main de jean-Michel qui dominait son visage poussant dans l'axe le majeur qui s'enfonça bien au-delà de ce qu'il avait l'habitude de faire (c'est à dire à la première phalange), majeur qui toujours dans cet axe parfait vint se placer au fond de la narine droite de son propriétaire défonçant au passage la paroi nasale qui se trouvait devant lui pour enfin venir transpercer le cerveau. Il mourut sur le coup.

             Lorsqu'il fut dégagé par les pompiers, on se rendit bien compte que le coup mortel avait été donné bien involontairement par la victime elle-même. On dût bien sûr expliquer à sa femme le pourquoi du comment. Comment on pouvait mourir à 50 km/h alors qu'on était protégé par les équipements les plus modernes.

              Cependant, pour ses deux enfants, leur père était mort dans un tragique accident de la route.


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  • Kaikas

    Son histoire avait commencé dans le lit maternel. Un amant impromptu ? Un vent de fenêtre ? Neuf mois plus tard, une jeune grecque non mariée accouchait d’un jeune garçon dans la maison familiale, qu’elle baptisa du nom de Kaikias. Cela aurait du faire grand bruit sur une île aussi petite mais ce ne fut pas le cas : ce nom qui lui avait été donné, peut-être soufflé par les dieux, peut-être pour expliquer une métamorphose divine, peut-être pour  justifier un début de légende pour couvrir un plaisir juvénile, le plaça dès lors sous le signe du vent et de la vitesse qui lui est associé. Rassurant par la même occasion tous les habitants de Lipsi, bien contents de ne pas avoir à chercher un responsable parmi les fils et les maris.

     

    Tout petit, il ne cessait de surprendre les femmes qui s’occupaient de lui par sa vivacité et sa vitesse. Sa gloutonnerie, sa précipitation étaient mis sur le compte de son ascendance éolienne. Et ce qui était au début une boutade familiale s’envola dans les alentours pour ne plus quitter l’enfant. Tout ce qu’il faisait était désormais écrit sous le sceau des courants aériens.

     

    A peine sût-il marcher à quatre pattes, que ses nourrices s’exténuèrent à le rattraper. Cherchaient-elles à l’enfermer dans une pièce, qu’à peine le dos tourné, elles le retrouvaient de l’autre côté de la porte. Il semblait se glisser aussi vif qu’un courant d’air dans les interstices des portes et des inattentions. On raconte qu’il prenait un malin plaisir à attraper la queue du chat et que ce dernier malgré toute son attention féline ne parvenait pas à le semer. Qu’il cherchait à s’en cacher qu’aussitôt Kaikias  l’agrippait par la queue. Sa mère une fois surprit le garçon lâcher le chat dans un coin de la cuisine près du foyer. Elle s’en amusa et regarda le greffier noir s’enfuir en direction de la cour pour fuir le garçon. Aussitôt elle l’entendit miauler de déplaisir. Elle sortit de la pièce pour comprendre le tracas félin : elle le découvrit dans les bras de son fils qu’elle n’avait pourtant pas eu l’impression de quitter des yeux.

     

    Peu de temps après, Kaikas découvrit la joie de la position verticale et le plaisir de l’instabilité permanente que lui procurait la marche. On raconte même qu’il découvrit la course avant la marche. Immédiatement les quelques voisines de l’île se plaignirent de ses apparitions imprévues dans leur cuisine, goûtant leur plat. Elles accusèrent même l’enfant de disparition de nourriture (souvent sucrée) sans preuve, juste sur la réputation de l’enfant et de sa rapidité.

    Il se mit à parler tardivement tout occupé qu’il semblait être à sa vitesse. Dès lors ses sorties se firent en direction d’enfants de son âge. Il les retrouva sur le port, là d’où les bateaux de pêche partaient et revenaient. Il descendit de chez lui, nu en direction du groupe d’enfants qui semblait s’ennuyer les pieds dans l’eau.

    Un grand, de 5 ans son ainé, dominait les enfants de l’île. Grand et fort, il remportait toutes les luttes, c’est lui qui lançait le caillou, le bâton le plus loin. A l’arrivée de Kaikias sur le port, l’aire de jeu qu’ils préféraient, le grand Héogas le battit à plate couture à toutes ces épreuves, augmentant ainsi à  peu de frais son prestige auprès des autres. Par contre, lorsque Kaikas lui désigna d’un regard calme le bout de la jetée, Héogas sembla moins sûr de lui. Mais devant s’y plier sous peine de perdre de  son aura, il mit son pied gauche devant, l’épaule en avant, baissa son front, serra les poings et se pencha en direction de l’arrivée. Kaikias qui faisait deux têtes de moins se posta à ses côtés. Lorsqu’un des autres enfants donna le signal du départ, le grand Héogas ferma les yeux et s’élança de toute sa puissance. A peine eut-il fait 5 enjambées qu’une clameur se leva derrière lui. Il rouvrit les yeux et découvrit Kaikias à l’autre bout de la jetée, les mains sur les hanches, qui le regardait alors que lui-même n’avait parcouru que le cinquième de la distance. Il s’arrêta aussitôt, se sentant irrémédiablement vaincu à la course. Et devant une victoire aussi impressionnante, il ne put que féliciter le vainqueur. Il le prit sur ses épaules pour prendre part à sa victoire. Kakias émit un sourire discret, satisfait de lui-même mais comme si tout ceci était normal, sans montrer de joie excessive.

    Il fut le champion de l’île. Chaque garçon, chaque homme de l’île voulut se mesurer à lui, non pas pour tenter de le battre, rien ne le pouvait et cela, tout le monde le savait ; non, chaque individu de l’île voulut se mesura à lui pour le simple plaisir de voir le prodige se répéter devant leurs yeux. Irréel, l’enfant qui courait toujours nu, lançait ses jambes de façon aérienne, à une vitesse inimaginable comme porté par l’air.

    Il devint la fierté de son île et au gré des voyages des pêcheurs et des commerçants qui sillonnaient les îles : Kakias, aux chausses d’Hermès, l’enfant qui vole.

     

    Kakias grandissait sans beaucoup parler mais en continuant à courir. Il parcourait l’île d’une traite, plusieurs fois par jour. A l’âge de 12 ans il en connaissait tous les recoins par cœur pour les avoir foulés mille fois. Il escaladait les rochers comme un rien, descendait la montagne à une allure vertigineuse laissant derrière lui un nuage de poussière lorsque sa mère l’appelait le soir à l’heure du dîner. Il parlait toujours aussi peu, se contentant de manger du poisson, d’aimer sa mère, de regarder l’horizon et de courir.

     

    Un bateau revint un jour et les pêcheurs à son bord en descendirent contrits. Leur filet avait été endommagé par un autre navire. L’affaire n’était pas claire mais le dommage était important et l’autre partie ne voulait en aucun cas devoir payer pour un tort qu’elle estimait n’être pas le sien. Ils allaient devoir en faire appel au juge.

    Ces îles étaient éloignées et le magistrat se trouvait justement sur une île plus grande à 3 jours de voile, île à laquelle appartenait l’autre bateau qu’ils tenaient pour responsable. L’affaire était cependant grave, un filet valait cher. Les habitants de l’île outragés mais néanmoins ravis qu’un contentieux apporte un peu d’aventure dans leur monotonie montèrent quasiment tous dans les embarcations et firent voile vers la justice. Kakias et les autres enfants étaient du voyage.

     

    Le village, quasiment en son entier, se présenta devant le magistrat, stupéfait devant autant de piaillements, de bigarrure. L’affaire avait l’air importante. Il fit cesser le bruit et se fit expliquer par le pêcheur qui semblait commander à l’assistance le but de se requête, il s’appelait Hégolas. Il fit convoquer alors les pêcheurs de son île qui étaient accusés d’avoir détruit le filet.

    Le magistrat était ennuyé : rien ne permettait de sortir la vérité de l’affaire qui lui était présentée. C’était parole contre parole et personne ne voulait reconnaitre ni un tort, ni une responsabilité. Cependant il avait déjà entendu parler de cette île aux confins de la République et comme il était malicieux (ils étaient loin d’Athènes et il rendait parfois justice selon des procédés inhabituels) il proposa que le différend se règle par un combat loyal entre les deux parties. Libre à chacun d’eux de se mettre d’accord sur la forme du combat.  Les pêcheurs de la grande île auraient bien voulu que le pugilat les départageât : ils avaient quelques hommes de carrure impressionnante. Mais lorsque le plaignant proposa la course, un  homme de l’assistance se proposa pour défendre la probité de ses camarades. On reconnu immédiatement Pausanias qui avait été envoyé aux dernière olympiades et qui avait fini deuxième du Stadion. Les pêcheursde son île acceptèrent immédiatement. Devant sa carrure et la finesse doublée de vigueur de ses jambes, Hégolas en regardant le jeune Kakias qui n’avait que 12 ans, se prit à douter. Mais le village ne pouvait plus reculer et le pêcheur présenta le jeune garçon au juge. L’assemblée s’étonna d’abord puis s’esclaffa. L’affaire semblait pliée. Kakias, lui n’avait aucunement l’air impressionné et il ne se rendait pas compte de la responsabilité qui pesait dorénavant sur ses jambes.

     

    La foule sortit de chez le magistrat guidé par l’athlétique Pausania qui la mena jusqu’à sa zone d’entrainement. Il s’agissait d’une piste qui partait du port et qui passait sous les murs de la ville pour rejoindre une route plus étroite qui s’enfonçait dans les fourrés qui tapissaient l’entrée d’une vallée. L’homme indiqua une borne à l’entrée la vallée. Selon lui, du port jusque là, la distance faisait la longueur d’un stade. Le magistrat établit alors l’issue de la course : en fonction du vainqueur, une des îles repartirait sans rien ou bien l’autre paierait un nouveau filet. L’affaire était entendue. Les habitants de la petite ville, qui avaient entendu parler de l’événement, s’étaient attroupés dans le port et sur les murs de la ville, prêts à voir les grotesques habitants de cette île minuscule repartir humiliés.

    Pausania, alors que la piste commençait à chauffer, fit quelques longueurs lentement. De son côté les habitants de Lipsi regardaient l’enfant silencieux. Et s’ils s’étaient trompés sur son compte ? Les seules personnes qu’il avait battues à la course étaient les pêcheurs de l’île, en aucun cas des champions de la trempe de ce Pausania. Ils avaient maintenant peur d’être ridicules.

    Pausania se prépara, se mit nu alors que Kaikias faisait de même. La différence de taille entre leurs attributs fit éclater de rire la foule voyant par là, le manque d’humilité de ces pêcheurs qui osaient défier leur île et également l’annonce de la défaite de l’enfant.

    Le juge se plaça  à l’arrivée et ordonna à un de ses subalternes de donner le signal du départ. Pausania était prêt : ses muscles tendaient sous sa peau, il se sentait bien, il avait rarement été aussi prêt et la concurrence de cet enfant ne risquait pas de faire de tâche à son palmarès. Il n’était pas le plus rapide de la Grèce mais ne risquait pas aujourd’hui de se voir battre. A côté de lui, Kaikias, l’air serein portait son regard sur le juge. Il se mit dans la position de l’athlète. La foule rit de nouveau. Comment pouvait avoir été choisi ce gringalet ? Ses cuisses faisaient la moitié de celles de son concurrent, le peu de muscles qui transparaissaient sous sa peau ne pouvaient en rien concurrencer ceux de leur champion.

    Le signal fut donné. Les deux concurrents s’élancèrent. Pausania bondit en avant les mains tendues vers l’arrivée, d’abord sa main gauche puis sa main droite pendant que ses jambes alternaient de même. Alors qu’il voulait tourner la tête à sa droite pour voir où était l’enfant, il n’eut pas à le faire car il vit immédiatement l’épaule de Kaikias. Ne cherchant pas à comprendre, il tenta de redoubler d’effort en trouvant  le rythme et en allongeant sa foulée mais rien n’y fit : à chaque enjambée le dos de l’enfant se fit plus entier puis de moins en moins visible. Pausania à mi-parcours ralentit puis s’arrêta : l’enfant était maintenant à côté du juge.

    Point de clameur venant des murs de la ville qui le dominaient à sa gauche. Tous les habitants de la ville étaient muets de stupeur. Personne ne pouvait pronostiquer un tel résultat ni une telle différence.

    Pausania vit venir à sa rencontre le juge accompagné de l’enfant qui le regarda simplement sans dire un mot. Il les raccompagna jusqu’au port où les habitants de Lipsi l’acclamèrent tel un miracle dont ils avaient douté. Chacun rentra chez soi, avec un filet en plus, un filet en moins, et le juge pour écrire les actes du jugement.

     

    Kaikias grandit, toujours sur son île minuscule. Il apprit les gestes de la pêche et entre chaque sortie ne pouvait s’empêcher de parcourir son île au pas de course. Plus il grandissait, plus il semblait à sa mère et à ses camarades que sa foulée se faisait plus rapide. Son exploit et le regard de ses compagnons lui firent prendre conscience de son talent et il tentait régulièrement de faire la course avec eux. Toujours ils acceptaient pour le contenter. Kakias n’était pas dupe mais avait plaisir à jouer le jeu de la victoire avec eux. Sur son île, Il ne pouvait que concurrencer les oiseaux et les nuages. Mais même eux ne semblaient pouvoir le battre.

     

    A 16 ans, un riche navire se présenta au port, pour lui. On venait le chercher, ses exploits ayant été entendus à Athènes. Il quitta alors son île et ses compagnons non sans une petite pointe de regret. Sur toutes les îles qu’il atteignit, on lui présentait leur meilleur coureur et pas une seule fois il ne perdit. Mieux même, à chaque fois il gagna haut la main. Il ne rencontrait pas d’adversaire à sa mesure, renforçant à chaque fois le mythe qui se construisait autour de lui. Il se racontait qu’il ne courait pas, mais qu’il volait. Que le vent lui-même ne pouvait le battre à la course, que le martinet refusait de voler en sa présence, qu’à son approche les antilopes se cachaient de peur qu’il ne les rattrapent.

    Arrivé à Athènes, il se mesura à tous ceux qui avaient encore espoir de le vaincre mais la légende tenait bon. Kaikias était imbattable et les jeux olympiques ne furent pour lui qu’une formalité. Alors qu’il passait la ligne d’arrivée, la foule en délire ne saluait pas un vainqueur mais Le vainqueur. Les lauriers lui étaient promis et les spectateurs étaient présents non pas pour vivre le frisson de l’incertitude mais celui de la consécration.

    Son nom devint connu dans toute la Grêce. Il était considéré comme un héros. On fantasmait le voir faire la course avec Hercule ou encore Hermès, persuadé qu’il remporterait la victoire. Ensuite Kaikias parcourut toute la Grèce pour se confronter à tous les champions locaux. Chaque personne qui le rencontrait voulait faire la course avec lui, non pas pour tenter de la battre, cela était impossible et toute la Grèce en était convaincue, mais pour avoir le plaisir de le voir voler au-dessus de la piste, pour se mesurer à un géant.

    On raconte même qu’il évita une bataille contre les Perses car un général adverse voulant lui aussi voir le mythe déclara décider du sort de la bataille lors d’une course opposant son champion et le grec. Tout le monde savait sur le champ de bataille que le Perse malgré l’avantage du terrain renonçait à la victoire en sacrifiant à la défaite son meilleur athlète simplement pour avoir le plaisir de voir courir Kaikias. Kaikias nu au milieu des soldats semblait être né pour ces moments : son corps à son apogée était fait pour la course : ses jambes élancées dont les muscles à fleur de peau tressaillaient d’attente, son torse était fait pour ne pas peser sur la dynamique des jambes, son nez aquilin profilé pour fendre l’air. Les deux hommes nus semblaient les mieux armés au milieu de ces troupes couvertes d’armure. Le départ fut alors donné et le résultat fut conforme aux attentes. Les soldats grecs revenus de cette guerre aux confins du territoire racontèrent que les Perses eux-mêmes alors en position de force sur les hauteurs du champ de bataille saluèrent la victoire du Grec par une formidable clameur puis se retirèrent à plusieurs kilomètres laissant le champ libre aux Grecs.

    Ainsi Kaikias se fit connaitre de tout l’empire grec sans connaitre la défaite et en profitant de chaque victoire comme si c’était la première. Il était le plus rapide : personne ne pouvait le battre et il semblait s’en émerveiller à chaque fois.

    Puis vint le moment de retourner chez lui : les guerres perpétuelles l’empêchaient de se confronter aux barbares et il finit par revenir sur sa petite île de Lipsi alors que son nom résonnait dans toute la Grèce. Il revint chez lui comme on revient satisfait d’un travail accompli, ou lorsqu’on s’allonge après un repas satisfaisant. Cela lui suffisait : il avait eu le meilleur, il saurait dorénavant se contenter de ses souvenirs, de ses lauriers et de la certitude d’être le meilleur coureur du monde.

     

    Il se remit à la pêche avec ses camarades, trouva à se marier, fit des enfants qui à son grand soulagement ne montrèrent pas les mêmes qualités que lui à la course. Mais il avait toujours plaisir au gré des saisons et des couleurs à parcourir son île à la vitesse qui lui était propre : la plus rapide qui soit. Il aimait régulièrement se confronter aux habitants de l’île qui ne pouvaient lui refuser le plaisir de perdre à ses côtés. Ils admiraient toujours la limpidité de sa course, éprouvaient le vertige de pouvoir contempler la distance qui sépare un mortel de l’olympe.

    Les années passant, il devint grand-père puis arrière-grand-père, sa course se fit plus raide mais il battait toujours largement ses congénères quel que fut leur âge, ceux de l’île ou les visiteurs qui venaient de moins en moins nombreux accoster l’île pour s’y confronter, pour admirer la légende. Cela ne semblait pas l’ennuyer lorsqu’un visiteur écorchait son nom, ni si l’écart à l’arrivée semblait moindre que les années précédentes. Lorsqu’il se mettait nu pour courir les spectateurs semblaient davantage observer les plis qui couvraient son corps que la formidable machine à courir.

     

    Un jour, un navire marchand accosta au port et une famille débarqua pour se dégourdir les jambes avant que le bateau ne reparte. L’homme claironnait à quiconque voulait bien l’entendre qu’il allait faire des affaires sur le continent. Lâchant la main de sa mère, un enfant d’environ 6 ans, dégourdi parcourait le port, slalomant entre les cordages et les casiers. Il courait comme les enfants le font, comme s’ils ne savaient faire que ça. Kaikias le regardait souhaitant qu’il vienne à sa rencontre pour lui proposer une course. Comme le faisait chaque visiteur. Il aurait ainsi une fois de plus l’occasion de remporter une victoire et de montrer qui il est. L’enfant passa devant lui et ne le remarqua pas. Quelque peu vexé, Kaikias l’interpella et lui demanda, malicieux, s’il courait vite. L’enfant lui répondit qu’il était plus rapide que ses cousins. Lorsque Kaikias lui demanda s’il ne voulait pas faire une course avec lui. L’enfant le regarda étonné de haut en bas puis de bas en haut. Kaikias était stupéfait : l’enfant ne semblait pas le connaitre. L’enfant lui demanda alors qui il était. Au nom de Kaikias, il ne réagit pas. Il ne le connaissait pas. Alors, lorsque l’enfant voulut faire la course avec lui, croyant comprendre que le vieil homme devant lui aimait bien les enfants, Kakias se leva, choisit la mère de l’enfant comme ligne d’arrivée à l’autre bout du quai et garda ses habits. L’enfant donna le signal du départ et après plusieurs enjambées se retourna et harangua le vieil homme pour lui dire d’accélérer. Kakias lui répondit qu’un vieil homme ne pouvait rivaliser avec un enfant mais il pressa le pas et trottina en direction de l’enfant qui reprit sa course de plus belle en riant. Arrivé près de sa mère, il savoura sa victoire pendant que le vieil homme arrivait en marchant en le félicitant de sa victoire. Aucun spectateur n’avait assisté à la course trop occupés qu’ils étaient à fourrager autour du bateau. La mère de l’enfant aussi rayonnait de voir son fils jouer à la victoire. Lorsque Kakias les rejoignit, elle le remercia d’avoir joué avec son enfant.

    « -Vous vivez ici ?

    -Oui cela fait longtemps maintenant lui répondit Kakias

    -Nous partons pour Athènes. Mon mari va y faire du négoce : il importe des produits perses. Cette trêve va nous faire du bien. Vous y êtes déjà allé ? Je veux dire à Athènes ?

    -Oui il y a longtemps maintenant, j’ai même participé aux jeux olympiques.

    -Cela a dû être fantastique pour vous. Et vous avez gagné ? interrogea-t-elle dubitative.

    -Oui j’ai gagné le stadion lorsque j’étais jeune.

    Elle le regarda un peu prise de pitié devant ce corps qui, de ce qu’elle avait vu, ne pouvait plus concurrencer la vie.

    -Oh ! Vous avez du être célèbre. Cela a dû être une fierté pour votre île.

    Du  bateau un cri jaillit.

    -Vous m’excuserez dit la femme en attrapant son fils par la main. Nous devons repartir.  Lorsque je serai à Athènes, je me renseignerai sur vous. On doit encore vous connaitre là-bas. Quel est votre nom ?

    -Kaikias, madame, mais on ne doit plus trop me connaitre maintenant, cela fait longtemps.

    La femme s’adressa à son fils : tu dis au revoir à Kaikias qui a eu la gentillesse de jouer avec toi ?

    -Au revoir Monsieur lui dit poliment l’enfant.

     

    La  mère et le fils montèrent à bord du navire et Kaikias regarda les voiles prendre le vent et quitter le port en direction de leur avenir. Kaikias monta jusqu’à chez lui lentement et y mourut alors qu’un souffle de brise venait d’entrer par sa fenêtre.


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