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    Texte écrit il y a fort longtemps, que j'apprécie encore beaucoup. Je ne l'ai pas particulièrement remanié.

    Bonne nuit les parents

    photo de Masahiro Miyasaka

     

     

                La soirée était bien entamée et les digestifs avaient cours. Trois couples d'amis riaient facilement, pendant que leurs cinq enfants jouaient, dispersés dans la maison de campagne. Mathieu feuilletait un catalogue à côté de sa mère, dérangé qu'il était par ses soubresauts. Le contact le maintenait éveillé. A maintenant minuit et demi, ils auraient dû être couchés depuis longtemps mais le plaisir des adultes à se retrouver entre eux et la discrétion des enfants les avaient fait oublier. Ils vivoteraient tranquillement jusqu'à ce que leurs parents se souviennent que ces heures indues n'appartiennent pas aux enfants et qu'ils devraient se coucher, répartis dans les deux chambres qui leur étaient réservées.

                A l'étage Julien et Gabin jouaient ensemble au circuit de train auquel ils avaient ajouté des petites voitures pour reproduire un réseau de transports. Gabin, le plus âgé, poussait une locomotive, complètement allongé sur le sol, la tête plaquée sur le côté pendant que Julien, excité par tous ces jouets nouveaux, essayait encore de donner de l'essor à leur construction en rajoutant des pièces par-ci par-là tout en demandant conseil à son ami du soir, qui ne l'entendait plus depuis un bon moment.

                Dans la deuxième chambre Shérazade et Dominique jouaient à la poupée  chacune dans leur coin, brossant les cheveux, habillant puis déshabillant, mimant des vies dorées avec leur miniature. L'une était assise sur le lit, l'autre était occupée à admirer la chevelure de sa poupée en tournant doucement sur elle-même au milieu de la pièce.

              Pendant ce temps au rez-de-chaussée les bruits des verres et les rires maintenaient la maisonnée éveillée. Et c'est finalement Mathieu qui, malgré les ballottements de sa mère, donna le signal du coucher. Il s'endormit, son catalogue sur les genoux la tête contre le sein maternel. Ce fut le point de départ de la mauvaise conscience parentale. Branle-bas de combat. Les vestiges de la soirée en plan, Julien laissé pour le moment sur le canapé le temps de coucher les autres, les adultes se démenaient entre leur ébriété et leur obligation éducative. Les jouets furent rangés dans un coin de chaque chambre, leur rangement promis au lendemain. Des matelas furent installés à même le sol et les quatre enfants couchés, aidés par leur propre fatigue qui les empêchait de protester. Il était plus que temps. Une fois les baisers donnés ainsi que les paroles promettant des lendemains plaisants, la lumière fut éteinte. Le père de Mathieu redescendit pour aller le prendre délicatement dans ses bras et le monter dans la chambre des garçons. Il s'agenouilla devant son matelas pour le poser le plus doucement possible tout habillé alors que Julien le regardait faire de ses yeux qui papillotaient et qui n'allaient pas tarder à se fermer pour de bon. Et alors que les parents se préparaient à se coucher laissant à l'abandon leur propre fracas du soir, une voix lança à la cantonade "Allez, bonne nuit les enfants."

                Un quart d'heure plus tard toutes les lumières furent éteintes, la maison fit silence et sembla écouter les insectes qui remplissaient la nuit, le tic-tac de l'horloge entrecoupant le l'atmosphère grillonante.

     

                Une demi-heure plus tard, la lutte sonore entre les grillons et la franc-comtoise fut interrompue par le grincement de l'escalier. Des petits pieds blancs descendirent lentement et précautionneusement. Un chut discret se fit entendre et une deuxième paire de pieds suivit.

                Ce n'est qu'en bas lorsque les pieds touchèrent le carrelage, que des chuchotements se firent entendre.

    -"Dominique, fais moins de bruit, sinon on va se faire prendre.

    -Eh, je fais aussi peu de bruit que toi, alors arrête!

    -chut

    -chut toi-même!

    Une fois les deux filles au fond dans la cuisine, la discussion reprit de plus belle.

    -Tu connais le chemin Dominique?

    -Non, mais Gabin, lui, le connaît, et il a dit qu'il voulait venir avec nous.

    -Bon il va falloir aller le chercher. Tu remontes?

    -Ca ne va pas? On ne va pas risquer de faire encore du bruit.

    -On est obligées, on ne sait pas y aller."

    Après un instant d’hésitation : "bon, j'y vais alors dit-elle."

                Deux petits pieds clapotèrent discrètement sur le carrelage puis se mirent à gravir l'escalier sur la pointe des pieds, lui laissant échapper par moments un léger grincement.

     

                Dominique attendait impatiemment dans la cuisine. La peur au ventre. Si un des parents les surprenait, ils étaient bons pour une explication et finie l'aventure nocturne. Attentive à tous les bruits qui l'entouraient, elle avait la sensation d'un boucan énorme créé par les silences sélectifs de la nuit. Figée près de la porte tout lui semblait bruyant et encore davantage le bruit des petits pas qu'elle entendit descendre. Et ce n'est pas deux silhouettes qu'elle aperçut, mais trois. Dominique suivie de Gabin et de Julien. Les chuchotements reprirent

    "-Qu'est-ce qu'il fait là Julien? C'était pas prévu!"

    -Je sais, lui répondit Shérazade, mais il s'est réveillé aussi lorsque j'ai parlé à ton frère. Et il a absolument voulu venir.

    -Vous allez où?

    -A l'étang aux fées.

    -Et c'est loin?

    -Trente minutes je pense, répondit Gabin.

    -Ok je viens avec vous mais je vais chercher mon frère.

    -Oh non, répondit Dominique, il est trop petit. Il va nous gêner. pourquoi tu veux l'emmener?

    -Parce que mon frère est sympa et qu'il adore les histoires de fées. Je remonte le chercher.

    -Bon ben nous on vous attend dehors. Et tu fais pas de bruit!"

     

                Julien remonta discrètement, rentra dans la chambre des garçons et bouscula doucement son frère. Lorsque celui-ci ouvrit les yeux, Julien lui fit signe de s'habiller en silence et de le suivre. Dans son état comateux il s'enveloppa de son drap. Une fois en bas, alors qu'aucun mot n'avait encore été échangé, ils mirent leurs sandales et ouvrirent la porte de la cuisine qui donnait dans le jardin. Immédiatement, la douce chaleur de cette nuit du mois d'août les surprit alors que leur dos finissait de profiter de la fraîcheur de la cuisine. Etonnamment cette tiédeur finit de les réveiller en même temps qu'elle les mit de bonne humeur. Ils se regardèrent alors, se sourirent et pénétrèrent dans la nuit claire en fermant lentement la porte derrière eux.

               

                Le premier quart de lune leur offrant une lumière plus que suffisante, les deux frères aperçurent immédiatement les trois autres enfants derrière la barrière qui séparait le jardin d'un chemin longeant un champ de lin. Après avoir marché cent cinquante mètres derrière Gabin, la discussion reprit.

    -J'espère que tu ne vas pas faire le bébé.

    -Attends c'est bon Dominique, il a cinq ans, ce n'est plus un bébé. Au fait c'est quoi ce truc d'étang aux fées?

    -Ben c'est un étang où il y a des fées, répondit Shérazade.

    -Et vous croyez encore à ce genre de choses! s'exclama Gabin.

    -Si tu n'y crois pas, pourquoi tu viens avec nous?

    -Parce que ma sœur me l'a demandé, qu'il n'y a que moi qui connais le chemin et que si je ne venais pas comment vous feriez pour trouver, hein?

                A la queue-leu-leu, Gabin devant et Mathieu fermant le rang, les enfants longèrent le champ, prirent un chemin qui suivait une haie sur la droite puis coupèrent en prenant un sentier discret. De loin, on ne voyait que cinq têtes émergeant du duvet de lin. Les enfants se taisaient conscients des risques qu'ils prenaient vis à vis de leur parents. Qu'on s'aperçoive de leur absence et ce serait police et tout le toutim. Et à la fin un sacré remontage de bretelles. D'un seul coup la plus petite tête remonta la file pour rejoindre la plus grande.

    -Dis tu y es déjà allé toi à l'étang des fées?

    -Je l'ai dit tout à l'heure et puis c'est l'étang aux fées. J'y suis allé l'année dernière avec mon père. Toi Dominique tu étais chez Papou, dit-il en direction de sa soeur.

    -Et tu as vu des fées?

    -C'était dans la journée et mon père dit qu'elles ne se montrent que la nuit. Mais de toutes les façons c'est que du pipeau. Des histoires quoi.

    -Ah! s'exclama Mathieu, légèrement déçu.

    Puis ils se turent.

     

                Les grillons carillonnaient, étonnamment bruyants, le vent poussait doucement les tiges de lin, une douce humidité nocturne effleurait leurs narines d'enfants. Seuls les bruits de leurs pas venaient rompre cette petite musique de nuit. Les enfants menaient un doux tempo. La marche commençait à devenir longue pour leurs petites jambes.

    Vint se mêler alors aux bruits de la nuit, celui de feuilles dansant au vent. Ils se trouvaient devant un bois. Les enfants levèrent les yeux puis essayèrent de pénétrer le sous-bois du regard.

    -Voilà! L'étang se trouve au milieu du bois.

    -Il fait tout noir dedans! s'exclama Dominique.

    -Tu ne veux pas rentrer maintenant tout de même? Tu ne m’as pas dérangé pour rien, j'espère.

    -Non, non ! Mais t'es sûr qu'il n'y a rien à craindre?

    -Non je ne suis pas sûr mais on ne va pas reculer maintenant. Et s'adressant à Shérazade et à Julien:

    -Et vous deux vous voulez y aller ou pas?

    Les deux enfants se regardèrent et répondirent.

    -On te suit.

    Alors Julien prit Mathieu par la main en la serrant fortement et suivit Gabin qui avait commencé à s'enfoncer dans le bois. Suivaient Shérazade et Dominique. Cette dernière ne put s'empêcher de jeter un regard en arrière alors qu'elle pénétrait dans l'obscurité. Il faisait très sombre. Les feuilles empêchaient la lune de les éclairer. Seuls quelques trous à travers le branchage leur permettaient de voir où ils mettaient leurs pieds. Ils marchaient presque à tâtons et des bruits nouveaux commençaient à faire leur apparition autour d'eux. Le vent n'était plus seul à les accompagner. Ils se tinrent tous par la main et continuèrent d'avancer. Les bruits se faisaient plus insistants et l'allure s'accéléra. Lorsqu'un buisson sembla s'ébouriffer derrière eux, ils n'eurent plus aucune retenue et se mirent à courir droit devant eux tout en criant. Gabin qui était devant les distança rapidement, Julien qui tenait toujours son frère par la main tel un cerf-volant le suivait de loin et Shérazade qui précédait Dominique criait:

    -On n'aurait pas dû venir. On n'aurait pas dû venir. On n'aurait pas dû venir!

    Ils coururent un petit moment, fuyant toujours les bruits derrière eux, évitant branches et racines. Julien rentra dans le dos de Gabin qui s'était arrêté.

    -Pourquoi...

    - Chut, lui intima Gabin.

    Tout le monde s'arrêta, il n'y avait plus aucun bruit dans le noir, ni autour, ni derrière. Devant eux par contre, le rideau d'arbres était plongé dans un contre-lune. Une douce lumière était émise jusqu'à eux depuis le derrière des arbres.

    -On doit être arrivés, suggéra Shérazade.

                Lentement les enfants s'avancèrent dans la lumière en poussant les branches devant eux et durent se protéger les yeux alors qu’ils passaient les arbres.

    Mathieu cligna ses petits yeux plissés et ouvrit les yeux en premier. Il chuchota:

    -Des fées, il y a plein de fées.

                Alors les quatre grands baissèrent leurs bras et ouvrirent les yeux à leur tour. Ils regardaient l'étang aux fées. Ils se trouvaient sur une petite pente herbeuse qui descendait doucement vers l'eau. L'étang était entouré de saules et la lune qui se reflétait dans l'eau semblait être là depuis toujours. C'est Julien qui reprit la parole en s'adressant doucement à son frère:

    -Ce ne sont pas des fées; c'est des lucioles, je crois.

                Des centaines de lucioles s'étaient donné rendez-vous ici, au-dessus de l'étang au milieu du bois pour une folle sarabande. Elles tournaient, tournoyaient, zigzaguaient comme des furies. Et leur appendice lumineux laissait de longues traînées clignotantes derrières elles. Ces traînées argentées s'entremêlant pour réaliser un tableau sans cesse changeant. Les lucioles évoluaient entre la surface de l'eau et la cime des arbres. L'air en était rempli. Et la lune  semblait commander aux desseins des insectes. Elle les encadrait. Les cinq regards se taisaient, Mathieu légèrement avancé tentait doucement de toucher l'air lumineux. Ils se taisaient dorénavant, les bras le long du corps, la tête relevée, les yeux fixes mais les pupilles aussi mobiles qu'en rêve, leur respiration réduite au maximum. Ils se trouvaient à l'essence même de l'étang.

                C'est Dominique lorsqu'un souffle de vent vint rider la lune du bas qui reprit la parole:

    -C'est beau, chuchota-t-elle.

    Les enfants reprirent le don de parole à leur compte.

    -On fait le tour? proposa Dominique.

                En désordre ils se mirent en route, doucement, à petits pas sur l'herbe moelleuse tout en gardant leur regard posé sur la danse. Ils tournaient autour et les lucioles leur tournaient autour.

               Un énorme bruit fendit le silence en deux, puis un cri. Quelqu'un était tombé à l'eau. Immédiatement les lucioles disparurent, la lune également derrière un nuage. C'était Dominique, elle était  tombée dans l'étang. Les quatre autres enfants l'entendaient se noyer. Ils l'entendaient appeler à l'aide, se débattre, battre l'eau de ses bras. Et ils ne voyaient rien.

    -Où es-tu Dominique? je ne vois rien.

    -Il faut lui tendre un bâton! dit Shérazade.

    -Où t'en as vu un? Merde! Domi, Domi, tiens bon! Commença à pleurer Gabin.

    -Là j'en ai un! dit Julien, en battant l'eau avec au hasard. Dominique, attrape-le!

    -Mais on ne voit rien, comment veux-tu qu'elle l'attrape si elle ne voit rien!

                On entendait toujours sa soeur frapper l'eau pour tenter de rester à la surface. Mais le noir était toujours total, les lucioles s’étant dispersées. Cette fois-ci Julien balayait la berge avec son bâton dans l'espoir de tomber sur elle. Shérazade et Mathieu se serraient l'un contre l'autre à l'écart.

    -C'est ma sœur, faut la sauver! pleurait Gabin à genoux pendant que Julien battait toujours l'eau.

                Hésitant, la panique à son comble, Julien ne savait plus quoi faire dans ce noir total. Il n'osait plus frapper l'eau de peur d'assommer Dominique. Quand d'un seul coup, le bâton se mit à luire à son extrémité, éclairant d'un halo blafard l'eau : personne! Il s'écarta alors pour râtisser la berge et il la vit, à cinq mètres sur leur gauche, mêlée aux herbes, elle buvait la tasse. Lorsque Dominique réussit à attraper le bâton; la lune se remit à luire dans l'eau dévoilant l'étang de nouveau. Une fois sur la berge Gabin ne put s'empêcher de la serrer contre lui. Les respirations étaient haletantes, ralentissant de soulagement. C'est à ce moment là que les lucioles se remirent à danser.

    -C'est vraiment joli, réussit à glisser Dominique, essoufflée, alors qu'on l'enveloppait du drap qu'avait emporté Mathieu.

                 Deux minutes plus tard, les enfants s'assirent les uns à côté des autres Et tous les cinq continuèrent de regarder le ballet dans un nouveau silence, plus serein. C'est Mathieu qui mit fin à la scène: il toucha l'épaule de son frère en piquant du nez de fatigué.

    -On rentre? proposa Julien. Mathieu est crevé.

                Personne ne répondit mais tout le monde se leva et marcha en direction du sentier qui les avait menés ici. Et lorsqu'il fallut s'enfoncer de nouveau dans la pénombre du sous-bois, personne ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil en arrière, regardant les serpentins de lumière qui avaient repris leur pavane. Cette fois-ci, pour le retour, aucun bruit suspect ne vint rompre leur marche. Le bois les laissa tranquille, les laissa marcher paisiblement. Au sortir, à l'orée du bois, la lune les retrouva et les guida à travers champs. Cinq silhouettes déambulaient, dont une était entourée d'un drap blanc et une autre portant un bâton avec les vêtements en train de sécher. De retour à la maison, silence complet: on ne s'était pas aperçu de leur absence. Avec la chaleur de la nuit, les légers vêtements de Dominique étaient presque secs. Ils finiraient de sécher sur le rebord de la fenêtre de la chambre des filles.

                Avant de rentrer, sur le pas de la porte, il se regardèrent doucement et se souhaitèrent une bonne nuit.


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    Ca gratte

     

    Elle apparut pendant que je mangeais. Ca m’a gratté doucement, alors je me suis déshabillé et me suis précipité devant le miroir de la salle de bain. Elle était là, ma première tache, sur ma hanche droite. Je suis alors retourné dans la cuisine finir mon repas.

    Etrangement ça ne m'a pas fait grand-chose. Cela n’était pas très effrayant et m’évoquait trop les piqûres d’aoûtat que j’avais eu cinq ou six ans auparavant; situées autour de mon bassin, de mon sexe. Elles m’avaient empêché de dormir deux nuits de suite.

     

    Il ne restait plus grand monde. Et ma foi rester chez moi ou sortir, cela revenait au même. J’avais décidé de rester ici car je voulais vivre ces trois derniers jours, je voulais vivre le plus longtemps possible: si on me voyait avec des taches sur le visage, on m’abattrait sans mauvaise conscience. J'étais devenu trop dangereux. J’en avais déjà vu, qui tentaient de fuir à travers les rues, le visage couvert par une écharpe, essayant de ne pas se gratter. Cela se terminait toujours de la même manière; un courageux le descendait avant qu’il ne touche quelqu’un.

    Le pire c’est qu’on ne savait pas trop quel était le biais de transmission, ou quel était le temps d’incubation. Ca faisait plusieurs mois que je n’avais touché personne et que je ne buvais plus que de l’eau en bouteille. Peine perdue. Une mouche, un moustique, un contact très ancien, une inspiration…On avait même parlé du BCG. Ce n’était plus la peine de trop cogiter.

                C’était apparu deux ans auparavant. La panique. Les gens, les animaux mouraient en trois jours. Le temps de l’attraper et les boutons recouvraient le corps qui finissait par se calcifier. Les symptômes étaient simples, connus et redoutés : on ne pouvait s’empêcher de se gratter. C’était intolérable. Personne n’était à l’abri. Alors que la radio fonctionnait encore, on avait appris que la terre entière était touchée, même les Inuits dans le grand nord. Même le froid ne protégeait pas. Le sort de l'humanité ne préoccupait plus grand monde, les survivants trop occupés à survivre.

     

               Je me suis déshabillé. Je suis resté nu, la tache comme seule décoration. Je savais que l’endroit où je reviendrais le plus, c’était devant mon miroir.

                Le grattement était doux pour le moment et ma paume suffisait : je la passais doucement et elle suffisait à me soulager. Le pire, c’est que je savais comment ça allait se passer : on nous l’avait suffisamment décrit. Et j'avais eu l’occasion de le voir de mon appartement : j’en avais observé un dans l’immeuble en face qui était resté chez lui, mais pas jusqu’au bout puisqu’il s’était défenestré de son balcon au deuxième jour. Je crois qu’il se grattait encore alors qu’il tombait.

     

    Un chatouillement sur l’épaule gauche m’annonça l’apparition d’une deuxième plaque. Je me précipitai devant mon miroir et en tordant le cou je pus la voir, de la même taille que la première. Autour, de petits points rouges annonçaient l’apparition d’autres plaques sous peu. La première était maintenant plus grosse, elle commençait à s’étendre, me semblait-il. Le développement  était vraiment très rapide.

                Les taches étaient rouge foncé et de petites particules marron les parsemaient de manière assez irrégulière. Ca suintait un peu et je me demandais si c’était la tache dans son ensemble qui suintait,  juste les pointes marron ou alors seulement les parties rouges. Cela suppurait un peu et je devais m’essuyer la main régulièrement pour avoir un frottement plus efficace.

                Dans l’heure qui suivit, quatre autres plaques apparurent : sur la fesse gauche, la cuisse gauche, sur le crâne et sous le pied droit. Au début, le simple frottement de ma main sur les parties sensibles suffisait à me soulager mais je ressentais déjà la dépendance, alors je tentai de faire autre chose pour m’occuper l’esprit. Je me baladai dans l'appartement, je tentai de lire un vieux bouquin, je comptai le nombre de pas qu’il me fallait pour traverser le séjour.

     

    Quelques heures plus tard cela commençait à devenir difficile ; de ne pas me gratter, surtout qu’une dizaine d’autres plaques étaient apparues, réclamant chacune leur dû de soulagement, et que les premières se sont étendues. Je commençai à me frotter doucement sur la moquette, lentement, et pour pouvoir gratter plusieurs endroits en même temps, j’avais récupéré mon paillasson, plus dru que la moquette, mais je me le réservai réellement pour plus tard.

    C’est vers vingt-trois heures que je ressentis, soulagé, les prémisses du sommeil. Il allait m’anesthésier pendant la nuit, le temps de prendre des forces avant la dure journée du lendemain. Je suis retourné devant le miroir. Je ne comptais plus les taches. Une était apparue sur ma joue gauche. Je ne pouvais plus sortir. J’ai souri en me regardant : j’étais tacheté, j’étais encore tacheté, sans nul doute dans vingt-quatre heures ma peau serait entièrement recouverte. C’est avec délice que je me suis allongé dans des draps propres que je m’étais préparé quelques heures avant. Ils me chatouillaient agréablement. En me retournant dans le lit, ma peau était doucement grattée presque intégralement, un vrai délice. J’espérais une bonne grosse nuit de sommeil.

     

    Vers cinq heures du matin, je m'aperçus que je me grattais inconsciemment dans mon sommeil. C’était automatique. Mes bras allaient de haut en bas puis de bas en haut pour gratter mes cuisses et alors à peine soulagé, mes ongles s’orientaient vers des parties plus irritées alors que déjà mes cuisses me demandaient grâce de nouveau. Je me suis alors levé immédiatement pour m’en empêcher. Je savais que la démangeaison entraînait la démangeaison et je voulais remettre ça au plus tard possible. J’avais espéré douze heures de sommeil. Ma déception était grande alors que j’arpentais le salon, mon corps raidi pour empêcher mes doigts de toucher ma peau. Les muscles tendus, les mollets tirés, je tentais d’oublier le fourmillement intensif qui coulait sur tout mon corps. Je me suis alors rendu dans la salle de bain et j’ai allumé la lumière, bien que mes yeux aient mis un peu de temps à s’acclimater à la lumière du néon, j’ai immédiatement été effrayé par l’ampleur que cela avait pris. Plus de cinquante pour cent de ma peau était grenelée de rouge et de marron. La partie gauche de ma poitrine était maintenant entièrement recouverte. Seul mon téton ressortait encore de l’ensemble. Ma main droite  était également touchée: les doigts étaient intacts mais la paume et le dessus étaient recouverts d’une grande plaque. Ca allait tellement vite. Et ça grattait tellement. Je sentais que j’aurais encore beaucoup de mal à me contenir. Ma peau appelait mes ongles. Je me suis alors précipité sous la douche et me suis aspergé d’eau froide.

    Le jet sortant de la poire de douche accrochée au mur s’élança contre moi et déversa sa froideur réconfortante. Le jet n’était pas température mais seulement soulagement. Je roulais ma nuque pour que l’eau recouvre toutes les parties de mon corps, soulevais mes bras pour que mes aisselles aient aussi leur compte, bombais le dos pour soulager mes épaules. Des frissonnements me parcouraient. Je mis alors la bonde et me glissai dans l’eau froide alors que le jet continuait à couler sur ma tête. Je bougeai un peu mes jambes pour mouvoir l’eau afin qu’elle me caresse plus efficacement. Allongé dans la baignoire, mon corps épuisé s’y endormit.

    Ce n’est pas le bruit de l’eau sur le carrelage qui me réveilla une heure plus tard mais le sentiment que mon bain n’était plus assez froid. Le désir de m’arracher la peau se réveilla et je me relevai pour me glisser aussitôt sous le jet. Je sus immédiatement que l’eau froide ne suffirait bientôt plus puisque j’étais obligé de me caresser la peau sous le jet pour que cela fasse effet. J’avais aussi une tache sur le sexe. Je me le pris à pleine main et me l’astiquai vivement. Mécaniquement une érection me vint et les frottements me procuraient pour la première fois un plaisir qui n’était pas de soulagement. Lorsque j’éjaculai, j’oubliai un temps infime mon corps entier. Les grattements reprirent aussitôt.

    Devant le miroir, un sentiment de peine me prit. A part une partie de mon front, mon visage était désormais recouvert. Je ne ressemblais déjà plus à moi-même. Je me touchai le visage mais mal m’en prit puisqu’il se mit à me gratter. Pour voir je continuai; je choisis ma joue gauche et y allai franchement. Cela me procura un plaisir immédiat mais je n’aurais pas dû rouvrir les yeux puisque je m’aperçus que je m’arrachais la peau. Je le voyais mais je ne le sentais pas. La calcification commençait. Sous la croûte arrachée, il n’y avait malheureusement pas de peau intacte, sorte de strate de survivance, mais toujours la même couleur de putréfaction, ce rouge terne mêlé de marron qui semblait avoir pris possession de moi-même. Mixé au sang cela faisait un mélange curieux. J’y posai le bout de mon index et tâtai à plusieurs reprises, un fil vermeil s’y accrocha et s’allongea de quelques centimètres alors que je retirai mon doigt. Je ne sentais rien.

     

    La fourchette. C’était avec cet instrument que j’avais commencé à résoudre provisoirement mes démangeaisons internes, le palais en particulier. Et puis l’allumette pour les oreilles mais elles étaient trop fragiles, j’ai du changer pour des pics à brochette en métal.

     

    L’inconvénient, lorsque je me grattais, ce n’était pas tant les dégâts que je m’infligeais, après tout je n’en avais plus pour très longtemps, mais que les autres parties de mon corps étaient laissées à l’abandon, à mon irritation.

     

    Cela allait de mal en pis. La masturbation ne résolvait plus rien, même provisoirement. Et puis mon corps ne pouvait pas fournir d’érection. Après cinq éjaculations, mon sexe ne répondait plus.

                Alors je me suis laissé faire. D'abord mes cuisses, puis mes ongles sont passés à mes épaules, ma main droite s’est orientée sur mes côtes gauches alors que ma main gauche atteignait le mollet droit. Ca ne suffisait toujours pas. Je me grattais la nuque en même temps que le ventre, la poitrine, en même temps que la cheville, la fesse, en même temps que le pied. De temps à autre je changeais : au lieu de me gratter, j’appuyais fortement ma main, je me massais vigoureusement avec la paume, laissant au repos mes ongles qui commençaient d’ailleurs à me faire mal. Je me donnais aussi de grandes claques sur des parties très irritées, la douleur faisait oublier très provisoirement l’irritation.

                Je me suis rendu dans la salle de bain, au-dessus du lavabo pour nettoyer mes ongles, qui commençaient à devenir moins efficaces. Je me grattais dans tous les sens, mes sens orientés uniquement vers ma chair, je marchais debout, accroupi, plié en deux et l’eau de la baignoire qui coulait toujours aidant, j’ai glissé et me suis assommé sur le carrelage.

                C’est la démangeaison qui a servi de révélateur au mal de crâne. Je me suis relevé tant bien que mal. Et je me suis regardé dans la glace. Ce n’était pas tellement que mon corps entier fût recouvert qui m’a surpris –je m’y attendais- mais j’ai eu du mal à reconnaître mon visage, sa géographie : j’ai mis du temps à retrouver mes yeux. Le blanc avait pris cette couleur de pourriture. Mon corps avait pris mon regard. La stupéfaction passée, la démangeaison a repris le dessus. Elle était devenue irresistible. Je me suis précipité dans le salon et me suis jeté sur la moquette. Je me roulais par terre tout en me frottant. Je me mettais sur le dos, et tendu au maximum, je poussais sur mes pieds, pareil de face ; mes bras tendus, je me redressais contre une care de porte pour me frotter la colonne vertébrale. Je suintais de partout. Par moments je me redressais, m’asseyais sur les fesses, plantes des pieds posées au sol et tentais, à l’aide de ma respiration, de retrouver une certaine quiétude. Cela durait le temps de le décider. Ca remontait comme une vague, comme une digue rompue et je repartais en direction de la moquette. Et je m’y suis noyé, je m’y suis oublié. Mon corps était dans une quête inéluctable et ne laissait plus de place au reste. Cela a duré je ne sais combien de temps.

                J’ai alors trouvé une solution : je me blessais, je me charcutais. La douleur vive de ma chair faisait passer au second plan la lancinante morsure de mon épiderme. Armé d’un couteau de cuisine, je m’appliquais de profondes estafilades sur mes cuisses, sur mon torse, sur mon ventre. Je recommençais dès que l’anesthésie de douleur diminuait au profit de la démangeaison. C’était bon de reprendre un peu possession de soi. Au bout d’un moment, je me suis même un peu épluché. Je retirais carrément des morceaux de peau, de croûte, immédiatement remplacés par la même chose au dessous. Je me grattais à la lame. La nuit tombée, à la lueur des quelques bougies que j’avais encore, assis par terre, je me dépiautais consciencieusement

                Je me suis aperçu quelques heures plus tard, alors que l’aurore dardait au loin, que mes outils de fortune ne suffisaient plus. Ma chair entaillée ne me faisait plus rien et la démangeaison, maintenant beaucoup plus profonde, reprenait sa marche en avant. Bientôt elle prendrait définitivement le dessus et j’avais vidé les quelques produits corrosifs qui étaient restés sous mon lavabo. Dans quelque temps, je ne serais plus rien face à la maladie. Je suis alors descendu comme ça, nu, habillé de ma chair en fin de vie et me suis mis à courir dans la rue. Les aspérités du bitume me soulageaient la plante des pieds. Peu de temps après, un type que j’imagine encore intact eut pitié de moi et une rafale vint me mettre à terre. Je ne l’ai même pas sentie. J’agonisais au milieu de la route et ça me grattait de l’intérieur.


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    Cela faisait quelque temps qu’il naviguait entre les herbes grasses, sous la chaleur du soleil printanier. Comme chaque animal de son espèce, il ne voyait pas à plus d’un centimètre et parce qu’il prenait plaisir à toute chose, il aimait ce vert éclairé directement lorsque le soleil lui tournait le dos. Il aimait aussi en se retournant voir ce même brin d'herbe rendu translucide par les rayons qui traversaient sa faible épaisseur, mettant en valeur sa douce composition, entre la nervure verticale et le limbe plus mince qui diffusait la lumière. A chaque fois ces deux tons le remplissaient d’aise. C’était un sybarite. Il aimait de manière égale le contact de la terre sèche, roulant sous son pied en fins amas et la terre rendue grasse par la rosée du matin qui s’amassait sous lui et qu’il avait du mal à pousser derrière. Il en allait de même avec ses repas : il se satisfaisait à la fois des feuilles épaisses que pouvait lui offrir un pissenlit commun ou la feuille plus pauvre d’un chêne pourtant plus noble. Il profitait de tout.

    Cet escargot avait vraiment la sensation d’être de ceux qui vivent heureux, non pas tant par l’exigence de leurs besoins que par la satisfaction permanente de ce que lui apportait le hasard de sa vie. Il aurait pu chercher à trouver refuge dans un potager pour ne manger que de la laitue mais il savait bien que ce n’était qu’un plaisir fugace et qu’à tout moment la main chimique d’un humain pouvait le priver des plaisirs que le reste de sa vie pouvait encore lui offrir.

    Quelque part au fond de sa coquille, entre sa spermathèque et sa glande de l’albumine, il avait le sentiment d’être heureux et s’il y avait une chose qu’il aimait encore plus que de se repaître avec béatitude des plaisirs quotidiens, c’était celui des mots. Ah qu’il aimait « spermathèque ». Il avait le sentiment, parce qu’il en possédait une, d’être un lointain cousin d’Alexandre le Grand cherchant à regrouper tous les savoirs du monde, tout ce qui est précieux à l’esprit en un lieu. Certes sa bibliothèque personnelle était on ne peut plus prosaïque, mais cette proximité étymologique le charmait à chaque fois qu’il énumérait son anatomie interne. Son spermiducte aussi le faisait se tenir en haute estime quand  il tenait salon avec lui-même. « Ducere », conduire,  il pensait bien que quelque part il conduisait sa destinée comme son organe conduisait sa semence.

     

    Après avoir serpenté entre des ronces et franchi une limite alors inconnue de lui entre herbes folles et herbe tondue, une odeur qui émanait de toute cette sève le remplit de suavité. Il s’en enivrait, s’y perdait. Il cherchait à la tracer mais elle emplissait l’espace. Où qu’il allât, il la rencontrait. La ligne droite fut alors son chemin pour quelques mètres jusqu’à ce qu’il se retrouvât bloqué par une haute pierre.

    Ce n’est pas qu’il cherchât à prendre de la hauteur pour faire un quelconque jeu de mot ou pour profiter du panorama (ses yeux ne lui permettaient pas) mais l’expérience était nouvelle et comme ce qui le guidait dans la vie était plaisir de l’instant, il décida de monter. L’avant de son pied se colla à la pierre, puis le reste. Il monta ainsi à la verticale quelque chose comme deux fois sa longueur. Alors qu’il continuait de produire son mucus pour avancer en se demandant à quelle hauteur il parviendrait, il s’aperçut que la pierre prenait une position horizontale qu’il suivit. Il continua sur la même longueur puis retomba en face d’une pierre qui montait. Il continua sur sa lancée et bis repetita il parcourut un trajet selon le même schéma qui semblait tourner quelque peu. Chic, se dit-il, un algorithme, ravi de pouvoir placer ce mot.

    Après avoir reproduit ce même trajet plusieurs fois il s’arrêta, cherchant à en faire sens, car il sentait bien que ce n’était pas naturel. Il comprit alors qu’il se déplaçait sur un escalier, qu’il était en train de monter un escalier et que si celui-ci tournait, il devait certainement s’agir d’un escalier en colimaçon. Il aurait bien voulu frapper dans ses mains de plaisir mais la nature ne l’avait doté que d’un seul pied. Tant pis, se dit-il, au moins je suis hermaphrodite et ce n’est pas tout le monde qui peut s’enorgueillir d’une qualité dotée d’un si joli mot.

    L’escargot continua sa pause, fit vibrer son système nerveux de toute sa puissance et sourit intérieurement d’un large sourire. « Un escargot sur un escalier. Un ESCArgot, sur un ESCAlier. Si ça ce n’est pas une mise en abîme, si ça ce n’est pas une heureuse coïncidence. Cet escalier qui tourne ressemblant à ma coquille spiralaire… » Quel bonheur ce fut pour lui de pouvoir faire coïncider son être, sa nature, son essence et un objet tiré du génie humain. Qui plus est un objet dont l’escargot a inspiré l’homme jusqu’à lui donner un nom issu de lui. « Je suis un escargot qui escalade un escalier. » Jamais il n’avait été aussi heureux. Il soupçonna même au fond de sa coquille une pincée d’orgueil. Cela sembla le chagriner un peu mais il l’oublia aussitôt.

     

    Et il partit à la conquête de l’escalier. Se sachant lent et fatigable, il se rapprocha de l’axe central afin de s’économiser un peu. Ceci est donc un escalier hélicoïdal car il ne possède pas de barre centrale: lorsqu’il fut au bord il ne discerna rien, et sa vue quasiment aveugle sentit le vide l’aspirer. Il ne comprit pas d’ailleurs pourquoi un escalier comme celui-ci était qualifié d’hélicoïdal, les escargots n’ayant pas d’hélice. Quelques instants plus tard il se dit « Suis-je bête, ma coquille n’a pas de trou dans son axe, il ne s’agit bien sûr pas d’une copie parfaite de ma structure. L’idéal eût été un colimaçon. En y réfléchissant il s’aperçut du prosaïsme du terme. « Colimaçon, de écale (coquille) et de limaçon. » Réduit à sa piètre dignité vernaculaire de gastéropode ce terme lui déplut. (Même s’il adorait le mot gastéropode)

    Se rendant alors compte que lorsqu’il réfléchissait il ne montait pas, il décida d’arrêter ici ses ratiocinations afin de mener plus haut son voyage. « Il eût été bon que je fusse doté d’un cerveau en bonne et due forme » conclut-il, élançant son pied.

    A défaut de le réfléchir, il profita sensuellement de son trajet : son parcours en spirale tout en élévation lui donnait le vertige. Cette sensation de tourner en rond tout en profitant d'une dynamique élévatoire lui offrait des sensations proches du vertige. Il sentait ses sens décupler. Sa vue semblait s’améliorer, sans doute réussissait-il  prévoir ce qui lui arrivait contrairement à l’arbitraire de la nature. Sa vitesse propre lui offrait un sentiment de griserie lui permettant d'amplifier son plaisir par le temps qu’il passait à monter, loin de s’en blaser. Il avait l’impression de s’enrouler en lui-même, de disparaître en son sein, de s’offrir en fractale, dérivant dans un mouvement hypnotique pour l’éternité.

     

    Vint le pilastre. Sur la boule,  juché, il pouvait deviner le vide circulaire qui s’enfonçait. Quelle expérience totale! La fin de sa montée achevée, il eut le sentiment que peu de moments à venir auraient autant de saveur.

    Enrichi de ce qui venait de se passer, il redescendit le pilastre et décida de continuer son chemin. Il passa la dernière marche en pierre pour atteindre un parquet.  Il rampa sur la palier, le long des plinthes (oh quel joli h). Il finit par sentir une douce odeur verte, il découvrit un pot en PVC qu’il monta malgré son dégoût pour cette matière. Il finit par trouver un ficus. Même si les plantes domestiques n’avaient pas sa préférence, car souvent recouvertes de poussière, il se contenta des ces feuilles comme une récompense mesurée.

     

    Repu, il se reposa quelque peu avant de se retrouver réveillé par des bruits importants. Si l’escargot n’est pas doté de récepteurs auditifs, il est cependant sensible aux fortes vibrations. Une activité humaine importante bouillonnait dans la pièce du ficus : des pas, des coups plus sensibles sur le parquet au loin et cette odeur caractéristique de bois recomposé de fines particules et d’encre dispersée. Il était dans une bibliothèque. Le saint des saints. La nef du savoir. Le temple du mot. Il eut envie de trouver un livre en particulier.

    Bravant tous les dangers, il se précipita à son allure pour rejoindre ce qu’il pensait être des tables au loin. Il descendit du ficus, rampa le long du pot les tentacules vers le bas et rejoignit tant bien que mal le pied d’une table qu’il escalada de toute son désir de connaissance. Arrivé en haut, il sentit qu’il s’élevait subitement. On venait de le saisir par la coquille. Craignant le pire, il se réfugia dans sa coquille. Puis il sentit qu’on le reposait et que des vibrations modulées lui parvenaient telles des confidences. Peut-être lui parlait-on. Il fut ensuite bringuebalé une bonne partie de la journée. Puis plus rien. Lorsqu’il sortit un œil de sa coquille, il se rendit compte que plus rien ne bougeait et qu’une lumière blafarde inondait la pièce. Se sentant hors de danger, il prit son temps et de son regard myope passa une bonne partie de la nuit à chercher l’objet de sa quête, passant d’étagère en étagère, scrutant de ses yeux les titres des livres, les catégories du classement. Il déposa son mucus sur nombre de planches, sur nombre de tranches. Son obstination finit par payer et il trouva l’objet de sa quête : un dictionnaire étymologique.

    L’escargot érudit se glissa de l’autre côté du livre, se posa contre le fond de l’étagère et se servant de son unique pied, au prix d’efforts surgastéropodes, il réussit à faire tomber le livre par terre. Cela lui prit encore un peu de temps avant de rejoindre son but sur le parquet vitrifié. En tombant, le dictionnaire s’était ouvert à la page des h, s'aperçut-il en scrutant le haut d'une des pages. « Ca va je n’en suis pas trop loin » se dit-il. Bien que respectant au plus haut point l’objet qu’il avait sous le pied, il n’hésita pas à répandre sa bave sur les pages nécessaires afin d’atteindre celle désirée.

     

    H…G…F…E…Ex…Ev...Es. Ah Escargot.

     

    De ses deux petits yeux, du bout de ses tentacules à quelques millimètres du papier, il put lire :

    Escargot : (1393) escargol, (1549) escargot ; de l’occitan escargol (l’emploi culinaire des escargots vient du Sud), altération de caragol → voir caracol, transformé probablement sous l’influence des descendants occitans du latin scarabaeus (ancien occitan escaravat, etc. escarbot.

    Cela lui fut un peu douloureux de savoir que s’il portait ce nom, c’était parce qu’il était particulièrement apprécié gustativement dans le sud. Mais bon ça il le savait. C’était juste une triste confirmation. Il alla chercher confirmation de son intuition un peu plus haut et ayant trouvé escalier, il lut patiemment; ses grands tentacules effleurant le papier pour déchiffrer. Quand arrivé à la fin de l’article, il releva l’avant de son pied, se frotta ses tentacules l’un contre l’autre et recommença sa lecture :

    Escalier : Du latin scalarium formé de scala (« échelle ») et du suffixe locatif -arium.

     

    Il était effondré : toute son épopée circulaire, et son élévation spiralaire était usurpée, il n’y avait aucune correspondance entre escargot et escalier. Tout ce qu’il venait de faire, le souvenir même de son trajet intérieur n’était que tromperie, il portait le sceau de la fausseté, de l’orgueil et de l’ignorance. L’escargot n’avait pas inspiré l’escalier, il n’était pour rien dans son ingénierie. Il avait envie de se replier à l’intérieur de sa coquille pour y disparaître mais il était trop matérialiste pour ne serait-ce que s’illusionner.

    Il quitta  le dictionnaire la coquille basse, avançant plus lentement que d’habitude. A quoi lui servait ce semblant de savoir si son égo réussissait à le tromper de la sorte mêlant alors de fausseté toute sa vie? Il se sentait ignominieux, falsificateur de son réel. Peut-être sa honte de par sa taille allait-elle écraser sa coquille ne rendant que justice à ce monde en supprimant un petit gastéropode qui s’était cru inspirateur du génie humain.

    " Que croyais-tu ? se disait-il, toi à ramper sur le sol, capable de par ta forme et non ton esprit de permettre aux géants de s’élever physiquement ? Tu n'es bon qu’à brouter les feuilles par terre !" Alors qu’il morfondait ainsi, il s’aperçut au bout d’un moment qu’il était arrivé en haut de l’escalier précédemment escaladé. Le soleil par la fenêtre lui signifiait que le matin était déjà avancé. Alors, décidé à mettre lui-même fin à ses jours, par une forme de pirouette à son destin, il projeta de plonger dans le jour central autour duquel tournait l’escalier. Il repéra le pilastre et y monta. Il s’avança sur la boule et tendit son corps du mieux qu’il put en direction du vide.  Et au moment où son pied quasiment décollé semblait faire chuter le reste de l’escargot, une main le saisit.

     

    Il sentit l’air souffler, la fenêtre avait dû être ouverte, l’escargot dans la main eut un brusque mouvement vers l’arrière puis se trouva projeté dans l’air à travers la fenêtre. L’espace d’un instant très court, il se dit que c’était son orgueil qui lui permettait de vivre à ce moment l’expérience  du vol, de la vitesse et peut-être bientôt de la mort.


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    4 mots

     

    Suite à un exercice que j'ai donné à mes élèves et dont je donnais le résultat à mes enfants, ceux-ci m'ont imposé la même chose.

    En gros, je donnais 4 mots à mes élèves ( noms, connecteurs...) et tout le monde dans la classe devait écrire une histoire incluant ces mots. A la fin de l'heure, ceux qui le voulaient pouvaient lire leur histoire. L'enseignant (moi-même) se pliait au même exercice pour motiver les troupes.

    Voici donc 4 mots que mon dernier m'a imposé:

     

    • ·         Dinosaure vivant (parce que mort ça aurait été trop facile)
    • ·         Extraterrestre
    • ·         Fantôme
    • ·         Tentacule

     

    Je crois que c'est l'histoire qu'ils ont préférée. (j'en ai d'autres sous le coude)

     

     

      

    Je m’appelle John, je suis grand, j’ai les épaules carrées, je porte mes cheveux châtains en une jolie raie sur le côté et j’ai le menton volontaire. Je suis du genre sportif. Je m’appelle John et je suis un personnage. J’ai été créé. Je proviens de l’imagination d’un auteur mais personne ne me lit. Cela doit faire plusieurs années que je m’ennuie dans mon livre.

     

    Au départ, j’étais un héros romantique qui enlevait une belle blonde (Pamela) à son père autoritaire. Sur la couverture on me voit en train d’embrasser Pamela devant un coucher de soleil.  Mais lassée de se faire enlever, la belle blonde est partie dans les bras d’un chirurgien spécialisé dans les transplantations cardiaques des orphelins.

     

    Du coup, j’ai décidé de faire le mur. J’en avais assez de rester près de la rivière à la page 55 ou au bord de la plage page 189 ou encore de me réchauffer au coin du feu page 113. J’ai profité d’un courant d’air qui a fait feuilleter le livre pour sortir en sautant sur le rebord de l’étagère où était posé mon roman.

     

    Rapidement, je me suis mis à étouffer à l’air libre. Je compris immédiatement que ma vie était dans les livres. Ne souhaitant pas faire demi-tour, je me précipitai vers le premier livre à côté et je me glissai entre deux pages. Devant moi se présentait une grande végétation. Ce devait être un livre sur le jardinage sur l'entretien des plantes exotiques. J’écartai les branches des plantes qui ne poussaient pas sous ma latitude, prêt à affronter une horde de jardiniers prêts à m’expliquer comment soigner toutes ces machins à grandes feuilles lorsque je me suis retrouvé en face d’un dinosaure vivant. C’était en fait une encyclopédie sur le crétacé. Je vis bien à son œil reptilien et à ses dents tranchantes que ce n’etait pas un végétarien. Je reculai doucement : il avait l’air tenté de manger du héros romantique. Je reculai encore un peu pour arriver au bord de la page. Puis afin de ne pas servir d’en-cas au carnassier, je tentai l’asphyxie en sautant hors de l’encyclopédie. Je me suis retrouvé alors au bord de l’étagère encore en train de suffoquer. (Ça devenait lassant)

     

    Je me mis à quatre pattes me tenant la gorge à deux mains. Je tentai tant bien que mal de me rapprocher du livre suivant. Proche de la mort, je ne pouvais plus avancer et commençais à regretter mon ingrate Pamela. J’allais mourir quand tout à coup un tentacule me saisit le poignet m’entrainant sans coup férir dans le livre que j’essayais d’atteindre. J’étais un peu inquiet car s’il s’agissait d’un livre sur les fonds marins, j’allais mourir asphyxié certes mais avec de l’eau dans les poumons. C’eut peut-être mieux valu : je me retrouvai alors face à une espèce d’extraterrestre armé de 23 tentacules (sisi je les ai comptés) Avec ses congénères, ils avaient décidé d’envahir la terre. On en était à la page 214 et la moitié de l’espèce humaine avait déjà péri. Et il cherchait à me dévorer (à croire que le héros romantique est appétissant.) Mais dans sa précipitation, il avait oublié de retirer son casque, du coup en m’approchant de sa bouche circulo-tronçonnique, il me cogna contre sa cloche en verre. Il me relâcha alors pour la retirer. C’est le moment que je choisis pour me rapprocher du coin de la page afin de m’enfuir de nouveau, échappant de peu à sept de ses tentacules gluants.

     

    J’avais compris la leçon : du coup j’avais retenu ma respiration. J’eu alors le temps de regarder un peu les livres aux alentours. J’aperçus alors un livre accueillant, avec une couverture en plein cuir et un titre prometteur : le château de Winsley. Un guide touristique! J’allais enfin prendre des vacances. J'allais directement à la page 34 : j’ai horreur des introductions. Le château était impressionnant, majestueux au milieu d’une lande incroyable.

     

    Une fois entré dans le château, je me fis un bon feu et je m’installai dans un fauteuil. Enfin ! J’allais m’endormir lorsque j’entendis des murmures, des petits bruits de chaîne. Oh non, ce n’était pas un guide touristique mais un roman d’épouvante. Alors qu’un ectoplasme se précipitait sur moi, je réussis en détalant comme un lapin à me cacher à la cave. Il faisait noir. J’avais peur .Un petit rai de lumière qui passait entre les lattes du plancher au dessus de moi me permit de me diriger dans cet endroit encombré d’objets de toutes sortes : des coffres, des armoires, une armure, et …Ah tiens, voilà qui me donna une idée.

     

    Un peu plus tard alors que j’essayais de me diriger dans le château tout en évitant les fantômes, je me glissai en bas de la page 216 alors que le héros du livre tentait de trouver le trésor des fantômes (je l’avais trouvé à la page 345 mais je ne lui ai pas dit car je ne voulais pas lui gâcher le plaisir.) Je mis alors mon pied à côté du mot armoire et je m’élançai sans prendre ma respiration car j’avais mis le scaphandre que j’avais trouvé à la cave.

     

    J’avais bien réfléchi : il était hors de question que je retente l’aventure dans un livre que je ne connaissais pas. On risque la mort à chaque page. Alors je décidai de retourner chez moi dans ce magnifique roman qu’est « Romance à Rome ». Je me suis présenté devant Pamela en scaphandre ; Elle a été si impressionnée qu’elle est revenue avec moi laissant son chirurgien éploré. C’est de nouveau le grand amour.

    Je sais bien que Pamela risque de s’ennuyer de nouveau et moi aussi du coup. Mais je suis serein. Si j’ai encore envie de voir du pays, dorénavant je n’ai qu’à aller à la dernière page. Maintenant derrière le point final, il y a un nouveau mot : SCAPHANDRE.


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  • Il aimait regarder les étoiles. Surtout lorsqu’il quittait son travail les soirs d’hiver. Déambuler entre les petits immeubles du centre ville, râler intérieurement contre les lumières qui gâchaient la luminosité des étoiles et identifier une constellation au détour d’un carrefour était un véritable plaisir. Parfois lorsqu’il faisait bien froid,  il aimait jouer avec la vapeur s’échappant de sa bouche, tentant de lui faire prendre des trajectoires lactées.

    Au bout d’un moment il enfonçait sa tête dans son torse tentant de retenir sa propre chaleur dans le col de son manteau et pressait le pas pour rentrer chez lui. Il se donnait rendez-vous le lendemain pour un moment aussi fugace que précieux. La liberté des étoiles contre une journée de néons.

    Ses orteils commençaient à s’engourdir, il se précipitait pour retrouver son petit appartement, son chat et la chaleur de ses convecteurs. Presque arrivé, au détour d’une rue, sa tête lui fit atrocement mal. Il ne put qu’esquisser qu’un faible râle  en s’effondrant par terre. Il sentit qu’on le retenait par les aisselles.

     

    Forcément, il se réveilla avec un mal de crâne carabiné. Il tenta de se remémorer ce qui s’était passé. Il y parvint peu et s’attendit à se retrouver dans son lit ou au pire à l’hôpital. Quand il ouvrit les yeux rien de tout cela ne se présenta à ses yeux : il n’était pas dans son lit, il n’y avait aucune infirmière au détour d’une porte. En relevant la tête il aperçut un mur de parpaings, une petite table devant lui, quelques tuyaux au plafond, un néon. En redressant complètement la tête, la douleur lui revint, vive. Une autre se révéla à lui. Il avait mal aux poignets. Il était attaché à une chaise, chaise qui elle-même, il s’en aperçut en baissant la tête sur les côté, était fixée au sol par des équerres en métal.

    Alors qu’un flux de questions commençait à s’imposer à lui ainsi qu’un vaste sentiment de « je suis dans la merde », il entendit une porte s’ouvrir derrière lui.

    « -Bonjour Lionel » C’était son prénom. Il n’avait pas été choisi au hasard. La personne qui l’avait enlevé le connaissait.

    -Je m’appelle bien Lionel mais il doit y avoir une erreur. Je ne sais pas ce que je fais ici.

    -Première bonne réponse. Tu viens de t’économiser un doigt.

    -Comment ? Mais qu’est-ce que vous racontez ?

    -Je raconte juste des choses qui me font du bien. Tu es ici pour mon bien, tu fais partie de ma thérapie personnelle.

    -Relâchez-moi, laissez-moi partir, je ne sais pas ce que vous voulez mais je n’ai rien fait. Cria-t-il dans un souffle

    -Personne n’est innocent, surtout pas toi Lionel n’est-ce pas ? Et cesse de te débattre sinon je te frappe encore. Pour preuve de ses intentions, un coup lui fut porté suffisamment fort pour lui faire mal mais pas suffisamment pour qu’il perde connaissance de nouveau.

    -Ecoute moi - son kidnappeur venait de se rapprocher de son oreille et il lui parlait doucement - j’ai pas mal souffert dans ma vie à cause de toi Lionel alors aujourd’hui je me suis dit qu’il n’y avait pas de raison pour que tu ne prennes pas part à mes emmerdes.

    -Je ne comprends rien à ce que vous dites !

    -Laisse-moi un peu le temps, ça va venir. Je vais te poser des questions. Tu t’appelles Lionel ?

    -Oui je l’ai déjà dit.

    -Bonne réponse. Tu étais au collège Albert Camus de Viroflay entre 1987 et 1991 ?

    -Après un instant de réflexion : c’est exact dit-il dans un souffle

    -Maintenant plus difficile : Comment est-ce que je m’appelle ?

    -Mais je ne peux pas savoir, je ne vous connais pas. Et puis si je me trompe que va-t-il se passer ?

    -A chaque mauvaise réponse, je te coupe un doigt. Je croyais te l’avoir dit.

    -Pourquoi ? Il tentait d’arracher sa chaise au sol. Pourquoi continua-t-il de répéter. Au bout d’une minute, il s’entendit répondre :

    -Parce que ça me fait plaisir.  Cela fut dit d’un ton très détaché. Comment je m’appelle ? De toutes les manières, si tu ne réponds pas, je te coupe quand même un doigt. Lionel sentit une pression autour de son annulaire gauche.

    -Il tenta de rassembler ses esprits sentant à la fois l’inéluctabilité de la douleur et un infime espoir porté par la chance. Je vais tenter de répondre mais d’abord pourquoi ?

    -Je ne réponds pas à tes questions, il s’agit de ma thérapie, pas de la tienne." 

    Lionel se concentra cherchant dans se souvenirs anciens, les salles de classe du collège, les amis qu’il n’a pas gardés, les professeurs, les amours éconduits, des visages ou des prénoms d’élèves avec qui il ne s’entendait pas bien.

    "-François, François Pressent. Tu dois être François Pressent. J’étais avec toi en quatrième.

    -Ah tiens je l’avais oublié celui-là."

    Son corps entier ne fut plus que douleur. Lorsqu’il releva la tête après avoir crié de toutes ses cordes vocales, il aperçut son annulaire sur la petite table devant lui.

    "-Arrêtez ! Ca fait trop mal ! Il bavait en même temps. Ses mâchoires comme transies par la douleur grelottaient en position basse

    -C’est un peu le but. Je dois t’avouer que mon objectif n’est pas tant de te préserver que de te couper le maximum de doigts.

    Un frisson s’installa durablement autour de ses tempes. Il s’effondra intérieurement et se sentait perdu. Déjà mort.

    -Allez deuxième chance : qui suis-je ? Cherche bien. Un indice : Nous étions ensemble en 5è.

    En cinquième, il avait 12 ans ça remontait à trop loin. Comment allait-il se souvenir de quoi que ce soit. Un flash : le petit Jean-Marc dont il s’était souvent moqué à cause de ses cheveux gras. Ca devait être ça. Au moins il n’allait plus perdre de doigts. Il donna sa réponse.

    -Tu chauffes, lui au moins était avec nous en classe.

     

    Transpirant de douleur lorsqu’il se tut et put relever la tête, son annulaire gauche tenait compagnie à son auriculaire sur la petite table devant ses yeux. Il était résigné à perdre tous se doigts, à finir enterré un sac sur la terre, les moignons en sang au fin fond d’une forêt ou bien carbonisé. Ces pensées se mêlaient dans sa tête.

    La question fatale revint une fois de plus.

    "-Qui suis-je ?"

     

    Maintenant il ne manquait plus que sa paume pour reconstituer sa main gauche sur la petite table. Il se sentait faible. La perte de sang et la douleur l’engourdissaient. Il avait pleinement conscience qu’il était à la merci d’une personne résolue. Il ne se tenait plus, il était affalé sur lui-même, vaincu. De l’autre côté de la douleur le tortionnaire continuait  à parler calmement.

     

    "-Bienvenue dans la deuxième partie de ma réconciliation avec mon passé. Cette fois-ci je vais t’aider." Il posa un objet sur la tablette. Lorsque Lionel réussit à ouvrir les yeux il vit derrière ses doigts qui ne lui appartenaient plus un cadre posé. Et dans ce cadre la photo de classe avec une adolescente qui tenait une ardoise sur laquelle était inscrit à la craie «5è 4 1988/1989 » Eh oui c’est nous, tu te souviens ? Lionel se reconnut à droite au premier rang, ses deux mains avec tous leurs doigts posés sur ses cuisses. Ses yeux cherchèrent alors frénétiquement les autres garçons sur la photo car la voix qui le torturait était celle d’un homme. Il retrouva quelques prénoms dont celui de quelques filles. Il lâcha les deux prénoms des garçons qui lui étaient remontés à la mémoire.

     

    Après qu'il lui ait coupé son deuxième auriculaire il s’entendit dire : « tu as finalement trouvé, je suis bien Bastien. C’est bête tu m’aurais cité en premier là, tu aurais encore toute ta main droite. »

    Bastien au deuxième rang avec son pull bleu et son jean noir délavé. Pour Lionel c’était un visage à peine familier. Il avait peu de souvenirs, c’était seulement pour lui un visage qui avait traversé sa vie sans épisode remarquable auquel l’attacher.

    -je ne comprends pas, si tu es Bastien. Qu’est-ce que je t’ai fait ? Je ne me souviens de rien. Pourquoi ? Réussit-il à dire dans un râle.

    -Que m’as-tu fait ? Bastien devenu adulte se plaça entre la table et lui : regarde-moi. Il le regarda : il ne vit que ce gamin dégingandé qui avait grandi, avait pris un peu d’embonpoint, toujours quelques tâches de rousseur autour du nez et sur les pommettes. Tu ne te souviens de rien ? Je crois que tu te fiches de moi dit-il de sa voix toujours calme. C’est toi qui m’as humilié en sport, tuJm’as volé mon short alors que j’étais en slip dans les vestiaires et qui m’a poussé dehors alors que je demandais de l’aide au professeur d‘EPS. Je me suis retrouvé quasiment à poil devant toutes les filles du club gym qui attendaient leur tour sans possibilité de revenir à l’intérieur puisque tu bloquais la porte de l’intérieur. Cette histoire disait vaguement quelque chose à Lionel mais il était sûr n’y être pour rien. Et pendant 3 ans au le collège on m’a appelé Slip.

    - Mais je n’y suis pour rien moi dans cette histoire.

    - Tais-toi ! Il lui posa la pince sur la bouche. Je me souviens très bien de toi et de ton rire haut perché derrière la porte et des autres qui scandaient ton prénom : LIONEL – LIONEL – LIONEL. Et j’ai du supporter vos moqueries à vous Nicolas, Stéphane, Christophe. Il énumérait les élèves en les désignant sur la photo. Malik, Jean-Marc, Didier, Antoine et lui là en désignant un adolescent brun, les cheveux courts au regard sage. Comment il s’appelait lui ?

    -Lionel. Il s’appelait Lionel. On était deux dans la classe à porter ce prénom. Je me souviens maintenant. Il s’est fait virer en troisième pour avoir tapé un prof. Tu ne te souviens pas de lui ? Un immense sentiment d’injustice l’envahit. S’y mêlait aussi une crainte : l’épisode était terminé. Il allait mourir.

     

    Bastien se tenait la bouche à deux mains.  Il n’osait plus parler. Après un long silence passé à regarder dans le vide :

    -Ah merde ! C’était pas toi ! Il se tut un instant. Je vous ai confondu. Alors ça c’est con ! Je suis resté bloqué sur le prénom. Non bien-sûr ce n’était pas toi. Ah ben merde alors ! C’était lui ! Un sale gamin plutôt discret avec ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui des troubles du comportement. Il faisait des crises. Il était plutôt méchant. Je me souviens maintenant. Tu sais quoi ? En s’adressant toujours à Lionel attaché les mains en sang, quand j’ai retrouvé la photo c’est sur ton visage que s’est gravé le prénom Lionel parce que tu es au premier rang alors que lui là, discret au fond, je l’avais à peine remarqué sur la photo. Les défaillances de la mémoire, ce que ça peut être…Je suis vraiment désolé.

    Il sortit un cutter de sa poche et revint dans son dos. Lionel ferma les yeux mais sentit ses mains se libérer.

    Bastien continuait à s’excuser. « Non vraiment je suis désolé, je ne sais pas quoi dire, il sortit un sac en plastique d’une armoire derrière s’approcha de la table et mit en vrac tous les doigts coupés à l’intérieur. Alors qu’il lui tendait le sac il continuait de parler.

    « Tiens prend ça, avec un peu de chance ils vont pouvoir t’en recoudre quelques uns. Allez prends ! Lionel de ses trois doigts restants saisit comme il put le sac, incrédule. Il se releva tant bien que mal. C’est con, c’est con. Cette mémoire qui joue des tours. Ca t’arrive jamais à toi d’oublier ou de mélanger des trucs dans ta tête ? Lionel n’osait pas répondre. Oui c’est sûr maintenant tu ne dois pas avoir très envie de me parler mais je te comprends. Il prit son manteau qui était par terre au fond de la pièce et lui posa sur les épaules. Viens avec moi je vais te conduire.

    -Où ?

    -Plus loin. Non je suis vraiment désolé, ça n’aurait pas du se passer comme ça. Putain de mémoire !

    Il ouvrit une porte qui débouchait dehors. Il faisait nuit et une petite voiture attendait dans une allée. Bastien lui ouvrit la portière qu’il aurait bien été incapable d’ouvrir avec son sac rempli de doigts dans la main droite. Il s’assit transi, n’osant rien dire ni faire quoi que ce soit.

    Bastien ouvrit la portière côté conducteur tout en maugréant. Ah c’est con, c’est con. Je suis vraiment désolé lui redit-il en se tournant vers lui alors qu’il attachait sa ceinture.  Je n ‘attache pas la tienne hein ?

    Il démarra et roula pendant un bon quart d’heure, Lionel comprit qu’ils étaient en plein milieu de la forêt. Il avait mal, il avait peur. Ils ne croisèrent pas une seule voiture. Sur l’horloge du tableau de bord, il put voir qu’il était deux heures et demi. Pendant ce temps Bastien ne cessait de se confondre en excuses.

    Arrivés à un carrefour la voiture ralentit et le conducteur dit : « Descends ici, tu finiras bien par trouver ton chemin. Je ne t’emmène pas plus loin, tu comprends j’ai des trucs à régler. » Lionel était muet de stupeur.

     

     

    Alors que Bastien s’apprêtait à fermer sa portière  il lui glissa sur un ton de confidence qui se voulait rassurant. « Allez tu n’as rien à te reprocher, c’est pas de ta faute tout ça. » Il ferma la portière et la voiture démarra pour finir par tourner à gauche au bout de 500 mètres. Les phares disparus, seules les étoiles éclairaient la forêt. Il faisait froid, la vapeur de sa respiration dessinait des volutes. Il aperçut la petite ourse dans une trouée et trouva forcément le nord. Toujours abasourdi, les bras repliés contre son torse, un petit sac grelottant dans sa main droite, il savait où était le nord mais ne savait pas comment rentrer chez lui.


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