• Jacques ELLUL - Les nouveaux possédés.

    Jacques ELLUL - Les nouveaux possédés.

     

     

    De Jacques Ellul, j'ai beaucoup lu sur la technique qui pour moi est une grille de lecture qui façonne le réel et les liens entre les individus. Pour Ellul, il est beaucoup question de l'autonomie de la technique (que peut résumer la loi de Gabor: « tout ce qui est possible sera nécessairement réalisé ») ou de son ambivalence. la technique (ce qu'on appelle indûment technologie couramment) est pour lui une sorte de miroir aux alouettes, une illusion qui ne permet d'atteindre ni le bonheur. (Mais qui permet cependant -c'est moi qui le dit- de jouir de nombreux conforts matériels) Et là nous nous orientons vers le Ellul théologien (que je connais mal).

    Ce sont des concepts que j'ai souvent en tête lorsqu'il m'arrive de réfléchir à ce que nous sommes en ce siècle très matérialiste et aux progrès techniques constants.

    Le principal souci avec Ellul, c'est qu'il n'écrit pas très bien. Ce sont parfois des cours qui sont retranscrits. C'est souvent difficile à lire. il faut s'accrocher.

    Ici, il n'est point de question de technique. Une des autres caractéristiques d'Ellul, c'est que c'est un critique du communisme.

    Comme de nombreux autres auteurs de l'époque (et bien avant d'ailleurs) il fait le constat que la science n'a pu faire reculer la mystique:

    En réalité depuis près d'un demi-siècle nous assistons à une invasion massive du sacré, comme du religieux dans notre monde occidental. L'homme rationnel n'a pu s'en tenir à sa rationalité. Ce monde s'est révélé, finalement à double et triple fond. Et plus l'homme avance en lui-même, plus il est conduit à la mise en question des certitudes systématiques acquises péniblement au xixe siècle. Nous discernons les arrière-fonds qu'il n'est plus possible de cacher et nous avons appris que notre intelligence claire repose sur un socle de mystère. Nous avons vu cet homme raisonnable pris dans des vagues de folie mystique et se comporter comme un barbare.

    Et nous assistons par contradiction à un nouveau sacré:

    Or cela correspond exactement en même temps à ce que nous avions découvert plus haut : c'est le facteur de désacralisation qui devient en même temps le centre du nouveau sacré. La puissance qui a provoqué la transgression de l'ancien ordre ne peut être elle-même que sacrée : elle entre dans le monde sacral, et se trouve investie d'une évidence d'autant plus aveuglante qu'elle a précisément triomphé de l'évidence première. J. Brun souligne le même mécanisme quand il écrit que les maîtres de la désacralisation pour notre époque moderne (Marx, Nietzsche, Freud) « sont désormais tenus pour insoupçonnables. On les sacre, on les consacre. Ils sont devenus les nouveaux monstres sacrés, et l'on assiste alors à une réinstallation de ce sacré que l'on prétendait avoir exorcisé ». II montre par ailleurs comment nos manifestes politiques et nos pétitions prennent un caractère sacré, « remplacent les encycliques » et que toutes nos volontés de désacralisation, « si elles dénoncent le sacré comme expression, l'impliquent comme exigence ».

    Aujourd'hui, on parlerait de bias cognitif, de limitations de conception viea notre Umwelt, on biologiserait cet état de fait. Nous nous plaisons à un univers symbolique parce que notre langage, notre puits sans fond, est source d'itnerprétation de nos limitations.

    Tels sont les deux axes du sacré moderne autour desquels s'ordonne notre monde social. Et dans celui-ci viennent se développer mythes et religions qui se situent par rapport aux quatre a pôles » du sacré, et qui sont des traductions, des explications, de ce sacré. Il n'y a pas en effet des éléments séparés, disjoints, un sacré, des mythes, et puis « les religions séculières » Nous retrouvons au contraire, dans ces sociétés sécularisées, la même organisation religieuse que dans les sociétés traditionnelles, avec un système de relation entre le sacré, les mythes, les religions. formant un ensemble coordonné du monde sacral.

    Il reprend la définition de religion séculaire de Aron datant de 1944.

    Ainsi Ellul, évoque les nouveaux mythes qui possèdent "l'homme nouveau"

    Dans la mesure en effet où l'objectivité sort de la méthodologie pure pour devenir un état de conscience, une attitude, une éthique, elle devient jugement de valeur. Elle devient exclusion de tout autre mode d'appréhension de la vérité. Et déjà cette relation à la vérité nous introduit au mythique. Mais bien plus, l'objectivité se présente elle-même comme valeur synthétisant toute la science : c'est exactement ce à quoi prétend le discours mythique dans la perspective, qui me semble exacte, de Roszack. Or ce mythe de la science est l'autre grand mythe de l'humanité moderne, sa référence universelle, que l'on retrouve dans toutes les attitudes. toutes les recherches, toutes les évidences reconnues, toutes les situations assumées, il est le a motif profond », l' Arcane, comme !'Histoire. Et sur ces deux motifs profonds se construisent des « images-croyances », second degré plus superficiel où s'entrecroisent toujours les deux thèmes majeurs de « !'Histoire-Sens » et de la « Science-Salut ». Ces "images-croyances" sont le détail du mythe fondamental mêlé de spectaculaire et d'explicatif particularisé. Nous ne pouvons les détailler toutes. facettes multiples d'une même réalité de croyances communes. Nous retiendrons la lutte de classes, le bonheur, le progrès, la jeunesse. 

    Et dans les années 70, c'est au maoïsme et au communisme, ces nouvelles religions séculaires que s'intéresse jacques Ellul.

    Or, pendant que certains régimes devenaient religieux, le processus de sacralisation de l'État s'effectuait partout. C'est la rencontre des deux phénomènes qui conduit à la situation présente. La politique est devenue religion. non seulement parce que ·ta religion politique du nazisme et du marxisme a peu à peu gagné toutes les formes politiques : mais celles-ci n'étaient susceptibles de cette évolution que dans la mesure où l'objet de la politique. le pouvoir de l'État, était lui-même devenu sacré. Tel est l'ensemble d'actions et de réactions qui aboutit à la religion séculière. 

    et de faire le procès de la politique telle qu'on peut la connaître encore aujourd'hui dans le militantisme:

    Et l'apanage de la foi, l'intransigeance, a été transféré de la foi chrétienne qui est devenue molle, tolérante et pluraliste, à ·la foi politique. Rien de plus redoutable que ces croyants politiques : ils détiennent la vérité, comme tous les croyants, mais à la différence de ceux -ci, le pouvoir ne peut être dissocié de la vérité. C'est ici que la foi politique me paraît incomparablement plus dangereuse que toute autre. Le bouddhisme n'implique en rien l'association à la puissance politique (au contraire), le christianisme non plus, et si le christianisme reste fidèle à son inspiration et à son sujet, le Dieu d'amour, il est incompatible avec l'exercice du pouvoir politique. L'association s'est faite par accident. Au contraire, la foi politique ne peut s'incarner que dans le pouvoir politique, l'État moderne, c'est en cela qu'elle est la plus atroce des religions que l'humanité ait jamais connues. Elle est la religion de la Puissance abstraite incarnée dans la Police, l'Armée, l'Administration : c'est-à-dire les seules puissances concrètes. La seule garantie contre cela avait été le libéralisme et la laïcité de l'État. Ces fragiles et raisonnables digues ont cédé. Un interlocuteur (gauchiste) m'écrivait récemment (alors que je défendais la laïcité de l'État et de la nécessité que l'enseignement ne diffuse pas une idéologie formalisée mais lutte contre toutes les idéologies), que lorsque l'on connaît la Vérité, on ne peut pas la laisser cachée. Sa vérité était évidemment gauchiste, et il m'expliquait que l'on devait orienter l'esprit des jeunes selon la Commune, etc. Mais en réalité Staline et Hitler avaient aussi chacun mis l'État au service de la Vérité. Il n'y· a aucune différence entre un croyant gauchiste et un croyant stalinien ou hitlérien : leur attitude envers !'École et le Pouvoir sont les mêmes. 

    ou encore:

    Le croyant est totalement apaisé : il ne connaît plus le doute, le partage, le dilemme. Il est assuré d'être du bon côté, ce qui lui est garanti par l'adhésion de tous avec lui. Il éprouve -le sentiment d'avoir enfin une vérité totale, indestructible (et l'on sait que avoir la vérité, c'est la garantie du salut). Il est pardonné de toutes ses fautes passées, puisque ce système tend justement à effacer les fautes sociales. Il est garanti de toutes les fautes à venir, puisque dorénavant tout ce qu'il fera dans l'intérêt de la Cause correspond au Bien. C'est une situation éminemment caractéristique du croyant. On a depuis longtemps souligné la fonction cathartique des religions universelles. Lorsque celles-ci disparaissent, il faut quand même que cette fonction ait lieu, car l'homme ne peut pas vivre sans purification. La psychanalyse était insuffisante pour jouer ce rôle : mais elle fut suppléée et dépassée par les religions séculières qui ont amené la catharsis au travers de l'épreuve et du sacrifice. Cet homme purifié devient vraiment un homme nouveau. Aragon a tenté de le montrer dans son grand texte sur Les Communistes. Ce qui est remarquable, c'est que lorsqu'on essaie de concrétiser les choses on s'aperçoit que cet homme nouveau ne comporte pas grand-chose de neuf, il s'agit d'ardeur au travail, de dévouement à la collectivité, de sacrifice au Führer, de rigueur envers les ennemis ... · Or, tout ceci, qui est fort banal, n'empêche pas l'affirmation générale que les communistes ou les nazis sont vraiment des hommes nouveaux. On passe à l'absolu et l'on décrit un univers en blanc et noir. Tout le mal d'un côté, tout le bien de l'autre, èe qui est extraordinairement libérateur. Là encore, identité avec les religions, identité encore bien plus poussée lorsque l'on considère que cet homme nouveau est seulement un homme en attente. Il est déjà nouveau, mais cependant pas tout à fait, car tout sera accompli seulement au bout de la révolution. Quand on sera dans la société communiste idéale, achevée, développée (la phase supérieure) ou dans le millénium (parfaite identité avec la tension chrétienne entre l'eschatologie réalisée et l'eschatologie conséquente). Car on attend le moment où ce ne sera pas seulement le fidèle qui sera nouveau, mais le monde ·entier. L'accomplissement de la célèbre prophétie de Marx, l'homme réconcilié avec la nature, réconcilié avec l'homme, réconcilié avec lui-même - ou celle de Hitler, l'homme portant au sommet toutes les potentialités de l'homme et accomplissant enfin le surhomme qui régnera sur toutes choses. La société sans État et sans bureaucratie, dans les deux cas. Les temps historiques seront révolus. Cette attente apocalyptique s'exprime selon les cas et les moments soit dans une utopie soit dans un millénarisme 1 - millénarisme hitlérien et de la révolution culturelle chinoise, utopie soviétique et des partis communistes en dépendant. Dans tous les cas, il s'agit de la représentation d'un état parfait des choses et des êtres, et l'on retrouve les thèmes mêmes de l'apocalyptique traditionnelle, le jugement, le passage par le feu, la nouvelle stature accomplie de l'homme, le retour à l'unité par la suppression des différences en même temps qu'un retour à la perfection de l'âge premier en y intégrant, y assimilant la perfection issue du développement historique (le retour à la commune primitive mais avec tout l'acquis des sciences et des techniques, le retour à la germanité du Haut-Moyen Age, mais avec, là aussi, l'intégration des techniques les plus avancées) - c'est-à-dire exactement la reproduction des images judéochrétiennes, en même temps que l'assimilation des plus anciens archétypes religieux. 

    Et de conclure:

    Nous venons donc de décrire une série de phénomènes : mais ce qui nous permet de dire que la religion séculière est une véritable religion, et qu'il n'y a là aucun abus de mots, aucune facilité de ma part, c'est leur conjonction. S'il n'y avait que des cérémonies, ou que des livres sacrés, ou qu'une organisation, assurément même si l'on pouvait comparer ce trait avec un élément religieux, on ne pourrait en tirer une conclusion générale. Au contraire, ce qui est décisif c'est la conjonction de ces indices. Car finalement on s'aperçoit que d'un côté tout ce qui constitue le visage externe du christianisme, par exemple, se retrouve reproduit, sans rien oublier, dans le nazisme ou le communisme, et réciproquement tout ce qui constitue le visage externe du nazisme ou du communisme était déjà dans le christianisme : c'est cette parfaite coïncidence qui oblige à dire que l'on se trouve bien en présence de religions. Gramsci encore souligne : « Dans la période actuelle, le parti communiste est la seule institution que l'on puisse sérieusement comparer aux communautés religieuses du christianisme primitif : dans la limite où le parti existe déjà à l'échelle internationale, on peut tenter la comparaison et établir un ordre de relation entre les militants pour la cité de Dieu et les militants pour la cité de l'homme » Et l'on se piaît enfin à comparer les messages. le providentiallisme chrétien et le prophétisme révolutionnaire. le chemin qui va de la faute originelle au salut et celui qui va de l'exploitation de l'homme à .la société sans classe, avec entre les deux, la dure nécessité, les bûchers de l'Inqtiisition et des camps de concentration, l'arbitraire du Dieu spiritualiste et la dure nécessité du -matérialisme historique... Tout nous conduit à cette assimilation . et dans notre situation l'homme politique est devenu le parfait équivalent, le substitut inaltérable de l'homme religieux traditionnel. 

    Ellul semble voir donc dans l'effondrement du catholicisme les causes des religions séculaires à travers le besoin primaire de religion chez l'homme.

    Aujourd'hui, encore une fois, on évoquerait les choses autrement (je pense à Boyer entre autres) à travers l'évolution cognitive de l'homme et aussi ses besoins de coalition. Donc ,je ne sais pas si Ellul est totalement nécessaire aujourd'hui mais il vient ajouter sa pierre à l'édifice d'une société qui n'arrive pas malgré ses bonnes intentions à se défaire de ses instincts qu'Ellul appellerait religieux, critiquant le jeu de dupes que se joue l'homme politique.

     

     

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