• Jean CARRIERE - L'épervier de Maheux

    Les Cévennes, XXème siècle.

    Une ferme, pauvre au fin fond d'un cirque, éloignée du village. De la pierre et de la misère.

    Il s'agit du récit d'une famille qui est confrontée à une terre peu généreuse, isolée. Ses membres ont un rapport ambivalent à cette nature ingrate: attachement féroce, rejet, abandon. C'est l'histoire de ces personnes à l'écart de la modernité qui survivent en un milieu sauvage, attachés à leur histoire, où les individus cherchent à y rester coute que coûte ou à y échapper. C'est l'histoire d'une impasse où le sublime côtoie la misère, le désespoir.

    Il ya de très belles pages, des descriptions sublimes portées par une langue riche et qui sait se renouveler. Le véritable sujet, ce sont les Cévennes. Les hommes n'y sont que de passage.

    Un reproche cependant: peut-être le manque d'unité narrative. Il y a deux romans en un. Cela fait perdre un peu de force au récit. Cependant, l'ouvrage vaut sacrément le coup de par l'écriture, les descriptions et la psychologie des personnages.

    « Maintenant, les nuits obtenaient une pureté extraordinaire, sidérale : le ciel était si noir qu’il paraissait sans atmosphère, comme sur les astres morts ; il rinçait les montagnes et multipliait les étoiles ; aiguisées et durcies par un froid de plus en plus sec, elles avaient la grosseur des gemmes, et leur éclat. Le soir, on entendait gronder dans les bas-fonds, du côté de Saint-Julien : le souffle assourdi des torrents franchissait en droite ligne la forêt amaigrie et transparente, dont s’élevait, chaque nuit un peu plus épais, un lac de brouillard qui apportait le silence, étouffait tous les bruits de la vallée, détrempait les pentes, et isolait de hautes péninsules minérales dans leur sérénité planétaire. »

     

    « Abel était né. Elle s’arrêtait, parfois, stupéfaite de le voir déjà courir au milieu des herbes ; c’est vrai qu’il était né : à peine si elle s’en était rendu compte. Novembre 1922 : des douleurs dans une chambre glaciale, l’assistance d’une sage-femme mamelue et corsetée, à la respiration sifflante, qui réclamait du café et fumait sans interruption, une lancée de feu dans les reins arrachant un râle, la disparition instantanée des douleurs et en même temps des forces, comme vidées ensemble dans ce morceau, de chair indépendante, criant à son tour, quelques claques sur cette vieille poupée toute fripée, ébouillantée, laide à faire peur, et puis se déplissant telle une chrysalide, trouvant ses formes, ses couleurs naturelles, ses miaulements d’affamé ; pendant la boucherie, le père, debout au pied du lit, couillon majuscule conscient de sa paternité, tout a coup empoté devant tout ce gâchis, bousculé à coups de coude par la maîtresse femme aux bras de pâtissière, et qui ne peut souffrir les maris, relégué dans un coin ; coupable et bon à rien, vaguement cocu. A peine tenait-elle sur ses jambes que le cycle infernal reprenait de plus belle, aggravé de lessives continuelles, de charriages d’eau multipliés, de tétées qui vinrent rapidement à bout d’une poitrine expirante par nature. »

     

    « A perte de vue, dans toutes les directions, et jusqu’aux reliefs les plus lointains du sud, qui demeuraient habituellement en marge de l’hiver, tout était pris sous la neige, nivelé au point que les vallées elles-mêmes semblaient avoir été comblées – un pays qu’on avait peine à reconnaître dans ce moutonnement désertique dont la plupart des points de repère avaient été effacés : même les moraines noires des forêts de sapins avaient disparu sous leur housse molletonnée. Devant ces solitudes glacées où voyageait une bise aigre, et où l’on ne parvenait pas à imaginer que l’été puisse jamais revenir, on ne se serait pas cru à moins de cent kilomètres à vol d’oiseau de la Méditerranée, mais aux confins des terres habitables, dans une de ces régions désolées où ne poussent que des lichens et qui sont à longueur d’année la patrie de la glace et du vent.

    Juste au-dessus de l’horizon, apparaissait, noyé dans le ciel livide, un halo exsangue, funèbre, très légèrement argenté : c’était tout ce qui restait du soleil, comme si, au cours de ces trois jours terribles, la terre s’en était éloignée.

    Cette bise corrosive râpait la figure, bleuissait les joues, transperçait jusqu’à la moelle ; par les vingt-cinq degrés au-dessous de zéro qu’il faisait, le travail de la pelle ne parvenait même pas à réchauffer ; les vêtements les plus épais, les mieux fourrés, n’offraient qu’une protection très relative ; une fois ménagé un accès aux bergeries – dont plusieurs, sur le causse, venaient de s’effondrer, qui pourtant avaient tenu le coup pendant deux ou trois cents ans –, triées les bêtes mortes et nourries les rescapées, vite, on retourna se mettre au chaud devant les êtres incendiés par les fagots de genêts qu’on avait pu récupérer sous la neige et qui éclataient maintenant dans une débauche de crépitements, d’étincelles et de flammes. C’était une extraordinaire félicité que d’entendre de nouveau, après trois jours de rationnement qui avaient paru longs comme des siècles, soupirer les chiens, ronronner les chats, chantonner les bouilloires et s’étirer les boiseries sous les ondes de chaleur que dégageaient ces hautes flambées. »

     

     

    Prix Goncourt, 1972

     

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