• Il aimait regarder les étoiles. Surtout lorsqu’il quittait son travail les soirs d’hiver. Déambuler entre les petits immeubles du centre ville, râler intérieurement contre les lumières qui gâchaient la luminosité des étoiles et identifier une constellation au détour d’un carrefour était un véritable plaisir. Parfois lorsqu’il faisait bien froid,  il aimait jouer avec la vapeur s’échappant de sa bouche, tentant de lui faire prendre des trajectoires lactées.

    Au bout d’un moment il enfonçait sa tête dans son torse tentant de retenir sa propre chaleur dans le col de son manteau et pressait le pas pour rentrer chez lui. Il se donnait rendez-vous le lendemain pour un moment aussi fugace que précieux. La liberté des étoiles contre une journée de néons.

    Ses orteils commençaient à s’engourdir, il se précipitait pour retrouver son petit appartement, son chat et la chaleur de ses convecteurs. Presque arrivé, au détour d’une rue, sa tête lui fit atrocement mal. Il ne put qu’esquisser qu’un faible râle  en s’effondrant par terre. Il sentit qu’on le retenait par les aisselles.

     

    Forcément, il se réveilla avec un mal de crâne carabiné. Il tenta de se remémorer ce qui s’était passé. Il y parvint peu et s’attendit à se retrouver dans son lit ou au pire à l’hôpital. Quand il ouvrit les yeux rien de tout cela ne se présenta à ses yeux : il n’était pas dans son lit, il n’y avait aucune infirmière au détour d’une porte. En relevant la tête il aperçut un mur de parpaings, une petite table devant lui, quelques tuyaux au plafond, un néon. En redressant complètement la tête, la douleur lui revint, vive. Une autre se révéla à lui. Il avait mal aux poignets. Il était attaché à une chaise, chaise qui elle-même, il s’en aperçut en baissant la tête sur les côté, était fixée au sol par des équerres en métal.

    Alors qu’un flux de questions commençait à s’imposer à lui ainsi qu’un vaste sentiment de « je suis dans la merde », il entendit une porte s’ouvrir derrière lui.

    « -Bonjour Lionel » C’était son prénom. Il n’avait pas été choisi au hasard. La personne qui l’avait enlevé le connaissait.

    -Je m’appelle bien Lionel mais il doit y avoir une erreur. Je ne sais pas ce que je fais ici.

    -Première bonne réponse. Tu viens de t’économiser un doigt.

    -Comment ? Mais qu’est-ce que vous racontez ?

    -Je raconte juste des choses qui me font du bien. Tu es ici pour mon bien, tu fais partie de ma thérapie personnelle.

    -Relâchez-moi, laissez-moi partir, je ne sais pas ce que vous voulez mais je n’ai rien fait. Cria-t-il dans un souffle

    -Personne n’est innocent, surtout pas toi Lionel n’est-ce pas ? Et cesse de te débattre sinon je te frappe encore. Pour preuve de ses intentions, un coup lui fut porté suffisamment fort pour lui faire mal mais pas suffisamment pour qu’il perde connaissance de nouveau.

    -Ecoute moi - son kidnappeur venait de se rapprocher de son oreille et il lui parlait doucement - j’ai pas mal souffert dans ma vie à cause de toi Lionel alors aujourd’hui je me suis dit qu’il n’y avait pas de raison pour que tu ne prennes pas part à mes emmerdes.

    -Je ne comprends rien à ce que vous dites !

    -Laisse-moi un peu le temps, ça va venir. Je vais te poser des questions. Tu t’appelles Lionel ?

    -Oui je l’ai déjà dit.

    -Bonne réponse. Tu étais au collège Albert Camus de Viroflay entre 1987 et 1991 ?

    -Après un instant de réflexion : c’est exact dit-il dans un souffle

    -Maintenant plus difficile : Comment est-ce que je m’appelle ?

    -Mais je ne peux pas savoir, je ne vous connais pas. Et puis si je me trompe que va-t-il se passer ?

    -A chaque mauvaise réponse, je te coupe un doigt. Je croyais te l’avoir dit.

    -Pourquoi ? Il tentait d’arracher sa chaise au sol. Pourquoi continua-t-il de répéter. Au bout d’une minute, il s’entendit répondre :

    -Parce que ça me fait plaisir.  Cela fut dit d’un ton très détaché. Comment je m’appelle ? De toutes les manières, si tu ne réponds pas, je te coupe quand même un doigt. Lionel sentit une pression autour de son annulaire gauche.

    -Il tenta de rassembler ses esprits sentant à la fois l’inéluctabilité de la douleur et un infime espoir porté par la chance. Je vais tenter de répondre mais d’abord pourquoi ?

    -Je ne réponds pas à tes questions, il s’agit de ma thérapie, pas de la tienne." 

    Lionel se concentra cherchant dans se souvenirs anciens, les salles de classe du collège, les amis qu’il n’a pas gardés, les professeurs, les amours éconduits, des visages ou des prénoms d’élèves avec qui il ne s’entendait pas bien.

    "-François, François Pressent. Tu dois être François Pressent. J’étais avec toi en quatrième.

    -Ah tiens je l’avais oublié celui-là."

    Son corps entier ne fut plus que douleur. Lorsqu’il releva la tête après avoir crié de toutes ses cordes vocales, il aperçut son annulaire sur la petite table devant lui.

    "-Arrêtez ! Ca fait trop mal ! Il bavait en même temps. Ses mâchoires comme transies par la douleur grelottaient en position basse

    -C’est un peu le but. Je dois t’avouer que mon objectif n’est pas tant de te préserver que de te couper le maximum de doigts.

    Un frisson s’installa durablement autour de ses tempes. Il s’effondra intérieurement et se sentait perdu. Déjà mort.

    -Allez deuxième chance : qui suis-je ? Cherche bien. Un indice : Nous étions ensemble en 5è.

    En cinquième, il avait 12 ans ça remontait à trop loin. Comment allait-il se souvenir de quoi que ce soit. Un flash : le petit Jean-Marc dont il s’était souvent moqué à cause de ses cheveux gras. Ca devait être ça. Au moins il n’allait plus perdre de doigts. Il donna sa réponse.

    -Tu chauffes, lui au moins était avec nous en classe.

     

    Transpirant de douleur lorsqu’il se tut et put relever la tête, son annulaire gauche tenait compagnie à son auriculaire sur la petite table devant ses yeux. Il était résigné à perdre tous se doigts, à finir enterré un sac sur la terre, les moignons en sang au fin fond d’une forêt ou bien carbonisé. Ces pensées se mêlaient dans sa tête.

    La question fatale revint une fois de plus.

    "-Qui suis-je ?"

     

    Maintenant il ne manquait plus que sa paume pour reconstituer sa main gauche sur la petite table. Il se sentait faible. La perte de sang et la douleur l’engourdissaient. Il avait pleinement conscience qu’il était à la merci d’une personne résolue. Il ne se tenait plus, il était affalé sur lui-même, vaincu. De l’autre côté de la douleur le tortionnaire continuait  à parler calmement.

     

    "-Bienvenue dans la deuxième partie de ma réconciliation avec mon passé. Cette fois-ci je vais t’aider." Il posa un objet sur la tablette. Lorsque Lionel réussit à ouvrir les yeux il vit derrière ses doigts qui ne lui appartenaient plus un cadre posé. Et dans ce cadre la photo de classe avec une adolescente qui tenait une ardoise sur laquelle était inscrit à la craie «5è 4 1988/1989 » Eh oui c’est nous, tu te souviens ? Lionel se reconnut à droite au premier rang, ses deux mains avec tous leurs doigts posés sur ses cuisses. Ses yeux cherchèrent alors frénétiquement les autres garçons sur la photo car la voix qui le torturait était celle d’un homme. Il retrouva quelques prénoms dont celui de quelques filles. Il lâcha les deux prénoms des garçons qui lui étaient remontés à la mémoire.

     

    Après qu'il lui ait coupé son deuxième auriculaire il s’entendit dire : « tu as finalement trouvé, je suis bien Bastien. C’est bête tu m’aurais cité en premier là, tu aurais encore toute ta main droite. »

    Bastien au deuxième rang avec son pull bleu et son jean noir délavé. Pour Lionel c’était un visage à peine familier. Il avait peu de souvenirs, c’était seulement pour lui un visage qui avait traversé sa vie sans épisode remarquable auquel l’attacher.

    -je ne comprends pas, si tu es Bastien. Qu’est-ce que je t’ai fait ? Je ne me souviens de rien. Pourquoi ? Réussit-il à dire dans un râle.

    -Que m’as-tu fait ? Bastien devenu adulte se plaça entre la table et lui : regarde-moi. Il le regarda : il ne vit que ce gamin dégingandé qui avait grandi, avait pris un peu d’embonpoint, toujours quelques tâches de rousseur autour du nez et sur les pommettes. Tu ne te souviens de rien ? Je crois que tu te fiches de moi dit-il de sa voix toujours calme. C’est toi qui m’as humilié en sport, tuJm’as volé mon short alors que j’étais en slip dans les vestiaires et qui m’a poussé dehors alors que je demandais de l’aide au professeur d‘EPS. Je me suis retrouvé quasiment à poil devant toutes les filles du club gym qui attendaient leur tour sans possibilité de revenir à l’intérieur puisque tu bloquais la porte de l’intérieur. Cette histoire disait vaguement quelque chose à Lionel mais il était sûr n’y être pour rien. Et pendant 3 ans au le collège on m’a appelé Slip.

    - Mais je n’y suis pour rien moi dans cette histoire.

    - Tais-toi ! Il lui posa la pince sur la bouche. Je me souviens très bien de toi et de ton rire haut perché derrière la porte et des autres qui scandaient ton prénom : LIONEL – LIONEL – LIONEL. Et j’ai du supporter vos moqueries à vous Nicolas, Stéphane, Christophe. Il énumérait les élèves en les désignant sur la photo. Malik, Jean-Marc, Didier, Antoine et lui là en désignant un adolescent brun, les cheveux courts au regard sage. Comment il s’appelait lui ?

    -Lionel. Il s’appelait Lionel. On était deux dans la classe à porter ce prénom. Je me souviens maintenant. Il s’est fait virer en troisième pour avoir tapé un prof. Tu ne te souviens pas de lui ? Un immense sentiment d’injustice l’envahit. S’y mêlait aussi une crainte : l’épisode était terminé. Il allait mourir.

     

    Bastien se tenait la bouche à deux mains.  Il n’osait plus parler. Après un long silence passé à regarder dans le vide :

    -Ah merde ! C’était pas toi ! Il se tut un instant. Je vous ai confondu. Alors ça c’est con ! Je suis resté bloqué sur le prénom. Non bien-sûr ce n’était pas toi. Ah ben merde alors ! C’était lui ! Un sale gamin plutôt discret avec ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui des troubles du comportement. Il faisait des crises. Il était plutôt méchant. Je me souviens maintenant. Tu sais quoi ? En s’adressant toujours à Lionel attaché les mains en sang, quand j’ai retrouvé la photo c’est sur ton visage que s’est gravé le prénom Lionel parce que tu es au premier rang alors que lui là, discret au fond, je l’avais à peine remarqué sur la photo. Les défaillances de la mémoire, ce que ça peut être…Je suis vraiment désolé.

    Il sortit un cutter de sa poche et revint dans son dos. Lionel ferma les yeux mais sentit ses mains se libérer.

    Bastien continuait à s’excuser. « Non vraiment je suis désolé, je ne sais pas quoi dire, il sortit un sac en plastique d’une armoire derrière s’approcha de la table et mit en vrac tous les doigts coupés à l’intérieur. Alors qu’il lui tendait le sac il continuait de parler.

    « Tiens prend ça, avec un peu de chance ils vont pouvoir t’en recoudre quelques uns. Allez prends ! Lionel de ses trois doigts restants saisit comme il put le sac, incrédule. Il se releva tant bien que mal. C’est con, c’est con. Cette mémoire qui joue des tours. Ca t’arrive jamais à toi d’oublier ou de mélanger des trucs dans ta tête ? Lionel n’osait pas répondre. Oui c’est sûr maintenant tu ne dois pas avoir très envie de me parler mais je te comprends. Il prit son manteau qui était par terre au fond de la pièce et lui posa sur les épaules. Viens avec moi je vais te conduire.

    -Où ?

    -Plus loin. Non je suis vraiment désolé, ça n’aurait pas du se passer comme ça. Putain de mémoire !

    Il ouvrit une porte qui débouchait dehors. Il faisait nuit et une petite voiture attendait dans une allée. Bastien lui ouvrit la portière qu’il aurait bien été incapable d’ouvrir avec son sac rempli de doigts dans la main droite. Il s’assit transi, n’osant rien dire ni faire quoi que ce soit.

    Bastien ouvrit la portière côté conducteur tout en maugréant. Ah c’est con, c’est con. Je suis vraiment désolé lui redit-il en se tournant vers lui alors qu’il attachait sa ceinture.  Je n ‘attache pas la tienne hein ?

    Il démarra et roula pendant un bon quart d’heure, Lionel comprit qu’ils étaient en plein milieu de la forêt. Il avait mal, il avait peur. Ils ne croisèrent pas une seule voiture. Sur l’horloge du tableau de bord, il put voir qu’il était deux heures et demi. Pendant ce temps Bastien ne cessait de se confondre en excuses.

    Arrivés à un carrefour la voiture ralentit et le conducteur dit : « Descends ici, tu finiras bien par trouver ton chemin. Je ne t’emmène pas plus loin, tu comprends j’ai des trucs à régler. » Lionel était muet de stupeur.

     

     

    Alors que Bastien s’apprêtait à fermer sa portière  il lui glissa sur un ton de confidence qui se voulait rassurant. « Allez tu n’as rien à te reprocher, c’est pas de ta faute tout ça. » Il ferma la portière et la voiture démarra pour finir par tourner à gauche au bout de 500 mètres. Les phares disparus, seules les étoiles éclairaient la forêt. Il faisait froid, la vapeur de sa respiration dessinait des volutes. Il aperçut la petite ourse dans une trouée et trouva forcément le nord. Toujours abasourdi, les bras repliés contre son torse, un petit sac grelottant dans sa main droite, il savait où était le nord mais ne savait pas comment rentrer chez lui.


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