• De l'évolution des crimes, des sentiments à leur encontre et de leur évolution dans une société apaisée. (les micro-agressions par exemple). Je vous préviens, c'est assez long et dans une langue que l'on trouve aujourd'hui un peu alambiquée.

     

    Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894

     

    S'il est un fait dont le caractère pathologique parait incontestable, c'est le crime. Tous les criminologistes s'entendent sur ce point. S'ils expliquent cette morbidité de manières différentes, ils sont unanimes à la reconnaître. Le problème, cependant, demandait à être traité avec moins de promptitude.

     

    Appliquons, en effet, les règles précédentes. Le crime ne s'observe pas seulement dans la plupart des sociétés de telle ou telle espèce, mais dans toutes les sociétés de tous les types. Il n'en est pas où il n'existe une criminalité. Elle change de forme, les actes qui sont ainsi qualifiés ne sont pas partout les mêmes ; mais, partout et toujours, il y a eu des hommes qui se conduisaient de manière à attirer sur eux la répression pénale. Si, du moins, à mesure que les sociétés passent des types inférieurs aux plus élevés, le taux de la criminalité, c'est-à-dire le rapport entre le chiffre annuel des crimes et celui de la population, tendait à baisser, on pourrait croire que, tout en restant un phénomène normal, le crime, cependant, tend à perdre ce caractère. Mais nous n'avons aucune raison qui nous permette de croire à la réalité de cette régression. Bien des faits sembleraient plutôt démontrer l'existence d'un mouvement en sens inverse. Depuis le commencement du siècle, la statistique nous fournit le moyen de suivre la marche de la criminalité ; or, elle a partout augmenté. En France, l'augmentation est près de 300%. Il n'est donc pas de phénomène qui présente de la manière la plus irrécusée tous les symptômes de la normalité, puisqu'il apparaît comme étroitement lié aux conditions de toute vie collective. Faire du crime une maladie sociale, ce serait admettre que la maladie n'est pas quelque chose d'accidentel, mais, au contraire, dérive, dans certains cas, de la constitution fondamentale de l'être vivant ; ce serait effacer toute distinction entre le physiologique et le pathologique. Sans doute, il peut se faire que le crime lui-même ait des formes anormales ; c'est ce qui arrive quand, par exemple, il atteint un taux exagéré. Il n'est pas douteux, en effet, que cet excès ne soit de nature morbide. Ce qui est normal, c'est simplement qu'il y ait une criminalité, pourvu que celle-ci atteigne et ne dépasse pas, pour chaque type social, un certain niveau qu'il n'est peut-être pas impossible de fixer conformément aux règles précédentes [1].

     

     

     

    Nous voilà en présence d'une conclusion, en apparence assez paradoxale. Car il ne faut pas s'y méprendre. Classer le crime parmi les phénomènes de sociologie normale, ce n'est pas seulement dire qu'il est un phénomène inévitable quoique regrettable, dû à l'incorrigible méchanceté des hommes ; c'est affirmer qu'il est un facteur de la santé publique, une partie intégrante de toute société saine. Ce résultat est, au premier abord, assez surprenant pour qu'il nous ait nous-même déconcerté et pendant longtemps. Cependant, une fois que l'on a dominé cette première impression de surprise, il n'est pas difficile de trouver les raisons qui expliquent cette normalité, et, du même coup, la confirment.

     

     

     

    En premier lieu, le crime est normal parce qu'une société qui en serait exempte est tout à fait impossible.

     

     

     

    Le crime, nous l'avons montré ailleurs, consiste dans un acte qui offense certains sentiments collectifs, doués d'une énergie et d'une netteté particulières. Pour que, dans une société donnée, les actes réputés criminels pussent cesser d'être commis, il faudrait donc que les sentiments qu'ils blessent se retrouvassent dans toutes les consciences individuelles sans exception et avec le degré de force nécessaire pour contenir les sentiments contraires. Or, à supposer que cette condition pût être effectivement réalisée, le crime ne disparaîtrait pas pour cela, il changerait seulement de forme ; car la cause même qui tarirait ainsi les sources de la criminalité en ouvrirait immédiatement de nouvelles.

     

     

     

    En effet, pour que les sentiments collectifs que protège le droit pénal d'un peuple, à un moment déterminé de son histoire, parviennent ainsi à pénétrer dans les consciences qui leur étaient jusqu'alors fermées ou à prendre plus d'empire là où ils n'en avaient pas assez, il faut qu'ils acquièrent une intensité supérieure à celle qu'ils avaient jusqu'alors. Il faut que la communauté dans son ensemble les ressente avec plus de vivacité ; car ils ne peuvent pas puiser à une autre source la force plus grande qui leur permet de s'imposer aux individus qui, naguère, leur étaient les plus réfractaires. Pour que les meurtriers disparaissent, il faut que l'horreur du sang versé devienne plus grande dans ces couches sociales où se recrutent les meurtriers ; mais, pour cela, il faut qu'elle devienne plus grande dans toute l'étendue de la société. D'ailleurs, l'absence même du crime contribuerait directement à produire ce résultat ; car un sentiment apparaît comme beaucoup plus respectable quand il est toujours et uniformément respecté.

     

     

     

    Mais on ne fait pas attention que ces états forts de la conscience commune ne peuvent être ainsi renforcés sans que les états plus faibles, dont la violation ne donnait précédemment naissance qu'à des fautes purement morales, ne soient renforcées du même coup ; car les seconds ne sont que le prolongement, la forme atténuée des premiers. Ainsi, le vol et la simple indélicatesse ne froissent qu'un seul et même sentiment altruiste, le respect de la propriété d'autrui. Seulement ce même sentiment est offensé plus faiblement par l'un de ces actes que par l'autre ; et comme, d'autre part, il n'a pas dans la moyenne des consciences une intensité suffisante pour ressentir vivement la plus légère de ces deux offenses, celle-ci est l'objet d'une plus grande tolérance. Voilà pourquoi on blâme simplement l'indélicat tandis que le voleur est puni. Mais si ce même sentiment devient plus fort, au point de faire taire dans toutes les consciences le penchant qui incline l'homme au vol, il deviendra plus sensible aux lésions qui, jusqu'alors, ne le touchaient que légèrement ; il réagira donc contre elles avec plus de vivacité ; elles seront l'objet d'une réprobation plus énergique qui fera passer certaines d'entre elles, de simples fautes morales qu'elles étaient, à l'état de crimes. Par exemple, les contrats indélicats ou indélicatement exécutés, qui n'entraînent qu'un blâme public ou des réparations civiles, deviendront des délits. Imaginez une société de saints, un cloître exemplaire et parfait. Les crimes proprement dits y seront inconnus ; mais les fautes qui paraissent vénielles au vulgaire y soulèveront le même scandale que fait le délit ordinaire auprès des consciences ordinaires. Si donc cette société se trouve armée du pouvoir de juger et de punir, elle qualifiera ces actes de criminels et les traitera comme tels. C'est pour la même raison que le parfait honnête homme juge ses moindres défaillances morales avec une sévérité que la foule réserve aux actes vraiment délictueux. Autrefois, les violences contre les personnes étaient plus fréquentes qu'aujourd'hui parce que le respect pour la dignité individuelle était plus faible. Comme il s'est accru, ces crimes sont devenus plus rares ; mais aussi, bien des actes qui lésaient ce sentiment sont entrés dans le droit pénal dont ils ne relevaient primitivement pas [2].

     

     

     

    On se demandera peut-être, pour épuiser toutes les hypothèses logiquement possibles, pourquoi cette unanimité ne s'étendrait pas à tous les sentiments collectifs sans exception ; pourquoi même les plus faibles ne prendraient pas assez d'énergie pour prévenir toute dissidence. La conscience morale de la société se retrouverait tout entière chez tous les individus et avec une vitalité suffisante pour empêcher tout acte qui l'offense, les fautes purement morales aussi bien que les crimes. Mais une uniformité aussi universelle et aussi absolue est radicalement impossible ; car le milieu physique immédiat dans lequel chacun de nous est placé, les antécédents héréditaires, les influences sociales dont nous dépendons varient d'un individu à l'autre et, par suite, diversifient les consciences. Il n'est pas possible que tout le monde se ressemble à ce point, par cela seul que chacun a son organisme propre et que ces organismes occupent des portions différentes de l'espace. C'est pourquoi, même chez les peuples inférieurs, où l'originalité individuelle est très peu développée, elle n'est cependant pas nulle. Ainsi donc, puisqu'il ne peut pas y avoir de société où les individus ne divergent plus ou moins du type collectif, il est inévitable aussi que, parmi ces divergences, il y en ait qui présentent un caractère criminel. Car ce qui leur confère ce caractère, ce n'est pas leur importance intrinsèque, mais celle que leur prête la conscience commune. Si donc celle-ci est plus forte, si elle a assez d'autorité pour rendre ces divergences très faibles en valeur absolue, elle sera aussi plus sensible, plus exigeante, et, réagissant contre de moindres écarts avec l'énergie qu'elle ne déploie ailleurs que contre des dissidences plus considérables, elle leur attribue la même gravité, c'est-à-dire qu'elle les marquera comme criminels.

     

     

     

    Le crime est donc nécessaire : il est lié aux conditions fondamentales de toute vie sociale, mais, par cela même, il est utile ; car ces conditions dont il est solidaire sont elles-mêmes indispensables à l'évolution normale de la morale et du droit.

     

     

     

    En effet, il n'est plus possible aujourd'hui de contester que non seulement le droit et la morale varient d'un type social à l'autre, mais encore qu'ils changent pour un même type si les conditions de l'existence collective se modifient. Mais, pour que ces transformations soient possibles, il faut que les sentiments collectifs qui sont à la base de la morale ne soient pas réfractaires au changement, par conséquent, n'aient qu'une énergie modérée. S'ils étaient trop forts, ils ne seraient plus plastiques. Tout arrangement, en effet, est un obstacle au réarrangement, et cela d'autant plus que l'arrangement primitif est plus solide. Plus une structure est fortement accusée, plus elle oppose de résistance à toute modification et il en est des arrangements fonctionnels comme des arrangements anatomiques. Or, s'il n'y avait pas de crimes, cette condition ne serait pas remplie ; car une telle hypothèse suppose que les sentiments collectifs seraient parvenus à un degré d'intensité sans exemple dans l'histoire. Rien n'est bon indéfiniment et sans mesure. Il faut que l'autorité dont jouit la conscience morale ne soit pas excessive ; autrement, nul n'oserait y porter la main et elle se figerait trop facilement sous une forme immuable. Pour qu'elle puisse évoluer, il faut que l'originalité puisse se faire jour ; or pour que celle de l'idéaliste qui rêve de dépasser son siècle puisse se manifester, il faut que celle du criminel, qui est au-dessous de son temps, soit possible. L'une ne va pas sans l'autre.

     

     

     

    Ce n'est pas tout. Outre cette utilité indirecte, il arrive que le crime joue lui-même un rôle utile dans cette évolution. Non seulement il implique que la voie reste ouverte aux changements nécessaires, mais encore, dans certains cas, il prépare directement ces changements. Non seulement, là où il existe, les sentiments collectifs sont dans l'état de malléabilité nécessaire pour prendre une forme nouvelle, mais encore il contribue parfois à prédéterminer la forme qu'ils prendront. Que de fois, en effet, il n'est qu'une anticipation de la morale à venir, un acheminement vers ce qui sera ! D'après le droit athénien, Socrate était un criminel et sa condamnation n'avait rien que de juste. Cependant son crime, à savoir l'indépendance de sa pensée, était utile à préparer une morale et une foi nouvelles dont les Athéniens avaient alors besoin parce que les traditions dont ils avaient vécu jusqu'alors n'étaient plus en harmonie avec leurs conditions d'existence. Or le cas de Socrate n'est pas isolé ; il se reproduit périodiquement dans l'histoire. La liberté de penser dont nous jouissons actuellement n'aurait jamais pu être proclamée si les règles qui la prohibaient n'avaient été violées avant d'être solennellement abrogées. Cependant, à ce moment, cette violation était un crime, dans la généralité des consciences. Et néanmoins ce crime était utile puisqu'il préludait à des transformations qui, de jour en jour, devenaient plus nécessaires. La libre philosophie a eu pour précurseurs les hérétiques de toute sorte que le bras séculier a justement frappés pendant tout le cours du Moyen Âge et jusqu'à la veille des temps contemporains.

     

     

     

    De ce point de vue, les faits fondamentaux de la criminologie se présentent à nous sous un aspect entièrement nouveau. Contrairement aux idées courantes, le criminel n'apparaît plus comme un être radicalement insociable, comme une sorte d'élément parasite, de corps étranger et inassimilable, introduit au sein de la société [3] ; c'est un agent régulier de la vie sociale. Le crime, de son côté, ne doit plus être conçu comme un mal qui ne saurait être contenu dans de trop étroites limites ; mais, bien loin qu'il y ait lieu de se féliciter quand il lui arrive de descendre trop sensiblement au-dessous du niveau ordinaire, on peut être certain que ce progrès apparent est à la fois contemporain et solidaire de quelque perturbation sociale. C'est ainsi que jamais le chiffre des coups et blessures ne tombe aussi bas qu'en temps de disette [4]. En même temps et par contrecoup, la théorie de la peine se retrouve renouvelée ou, plutôt, à renouveler. Si, en effet, le crime est une maladie, la peine en est le remède et ne peut être conçue autrement, aussi toutes les discussions qu'elle soulève portent-elles sur le point de savoir ce qu'elle doit être pour remplir son rôle de remède. Mais si le crime n'a rien de morbide, la peine ne saurait avoir pour objet de le guérir et sa vraie fonction doit être cherchée ailleurs.

     

    [1] De ce que le crime est un phénomène de sociologie normale, il ne suit pas que le criminel soit un individu normalement constitué au point de vue biologique et psychologique. 'Les deux questions sont indépendantes l'une de l'autre. On comprendra mieux cette indépendance, quand nous aurons montré plus loin la différence qu'il y a entre les faits psychiques et les faits sociologiques.

     

    [2] Calomnies, injures, diffamation, vol, etc.

     

    [3] Nous avons nous-même commis l'erreur de parler ainsi du criminel, faute d'avoir appliqué notre règle (Division du travail social, p. 395, 396).

     

    [4] D'ailleurs, de ce que le crime est un fait de sociologie normale, il ne suit pas qu'il ne faille pas le haïr. La douleur, elle non plus, n'a rien de désirable, l'individu la hait comme la société hait le crime, et pourtant elle relève de la physiologie normale. Non seulement elle dérive nécessairement de la constitution même de tout être vivant, mais elle joue un rôle utile dans la vie et pour lequel elle ne peut être remplacée. Ce serait donc dénaturer singulièrement notre pensée que de la présenter comme une apologie du crime. Nous ne songerions même pas à protester contre une telle interprétation, si nous ne savions à quelles étranges accusations on s'expose et à quels malentendus, quand on entreprend d'étudier les faits moraux objectivement et d'en parler dans une langue qui n'est pas celle du vulgaire.


    votre commentaire
  • Ralph SCHOR - L'antisémitisme en France dans l'entre-deux-guerre

    Les adversaires d'Israël s'appuyaient aussi sur une pléiade de journaux qui donnaient un vaste écho à leurs prises de position. Parmi les grands quotidiens, L'Action Française brillait plus par le magistère qu'exerçaient ses éditorialistes, Charles Maurras, Léon Daudet, Maurice Pujo, Pierre Tuc, que par son tirage, fort irrégulier et au total très moyen, qui passa de 72 000 exemplaires en 1936 à 45 000 en 1939. Par comparaison, L'Ami du Peuple, propriété de François Coty, qui tirait à un million d'exemplaires en 1930, était un géant, même quand il eut baissé à 460 000 en 1936; mais ses articles, d'un niveau médiocre, signés par Jacques Ditte, Camille Mauclair, François Coty, dont la plume était en fait tenue par Urbain Gohier, faisaient pâle figure à côté de ceux du journal royaliste; L'Action Française excellait en effet à donner un emballage intellectuel aux théories les plus simplistes. D'autres quotidiens se signalaient par un anti sémitisme non point systématique, mais occasionnel, souvent inquiétant par son caractère sournois; ainsi Le Jour de Léon Bailby qui adoptait volontiers des théories proches de celles de L'Action Française et tirait à 250 000 exemplaires. Le Matin, de Bunau-Varilla et Stéphane Lauzanne, dont le tirage passa de 600 000 exemplaires au début des années 1930 à 313 000 en 1939, se montrait souvent violent, affichait son soutien pour les ligues d'extrême-droite et, à plusieurs reprises, pour le nazisme. Le Journal animé par Raoul Barthes puis par Jacques de Marsillac, tirant à 650 000 exemplaires en 1936 et 411 111 en 1939, restait plus prudent. Le quotidien du Parti Populaire Français, La Liberté, qui publiait aussi des articles hostiles aux Juifs, se flattait d'éditer 130 000 numéros, mais ceux-ci étaient, pour la plupart, distribués gratuitement.

    C'est une forme de revue de littérature à laquelle nous invite cet ouvrage. En reprenant toute la presse des années 30, Raplh Schor ous présente toute la haine déversée de manière ordinaire dans les journaux de l'époque. Il cite de nombreux exemples, des articles à travers différents termes que recouvre l'antisémitisme de l'époque:

    • les portraits physiques
    • l'internationaliste destructeur de l'Etat
    • la puissance occulte
    • la puissance financière (et leur rejet du travail?!)
    • la pauvreté culturelle
    • ...

    C'est une époque où l'édition permettait de diffuser toute une littérature pseudo-scientifique censée prouver comment le juif était au coeur de la déréliction de la France, une littérature illustrant le juif fourbe (Céline plus qu'à son tour, l'auteur cite également de la Fouchardière)

    On le sait, mais c'est avec une désolante liste que l'on peut lire ici. On se rend compte combien cet antisémitisme était décomplexé dans la société (pas toute la société). Son expression était libre et ce qui ressort profondément, c'est l'entier paradoxe de cet antisémitisme qui est fait de contradictions insolubles. Ce qui en ressort, finalement, c'est une sorte de plaisir à détester. Le portrait du juif était tellement excessif qu'il devait y avoir une forme d'intense satisfaction à nommer ceux qui regroupaient tous les défauts. Le Front Populaire avec Léon Blum de 1936 a permis également un rebond de cet antisémitisme

    La deuxième partie de l'ouvrage est consacrée aux opposants, à ceux qui dans le combat intellectuel cherchaient à contredire ce discours antisémite. Leur principal moteur était celui de la mise en évidence (par la preuve) de l'irrationalité des arguments antisémites. Il s'agissait de démonter les faux (le protocole des sages de sion), les "essais" faits de bric et de broc.

    la confrontation entre les deux parties, c'est qu'apparaît aussi une dissymétrie entre les ressorts puissants, émotionnels de l'antisémitisme face à la rationalité de leurs opposants qui paraît bien froide, trop analytique pour faire venir à la raison ceux qui étaient mus par le plaisir de la détestation. On peut peut-être voir une forme correspondante avec les ressorts conspirationnistes, complotistes contemporains qui s'entretiennent dans le plaisir social (bulle cognitive) de dénonciation d'une cause unique au malheur du présent.

    L'ouvrage est riche en citations qui permet, en rapport avec le nombre de journaux ou d'auteurs antisémites de sentir l'air du temps.

    Dans la conclusion:

    A la vérité, la modération des Juifs ne procédait pas seulement de la volonté de se distinguer d'un ennemi utilisant des méthodes indignes. Les divisions internes de la communauté enlevaient à celle-ci une part de son agressivité. Les Israélites français, citoyens modèles et assimilés, ne tenaient pas à se mettre en vedette et à passer pour une catégorie défendant des intérêts particuliers. Pour eux, répondre point par point aux antisémites et sur le même ton eût été non seulement accorder trop d'im portance à ces individus, mais entrer dans leur jeu et faire croire que les Juifs occupaient une place en marge dans la société française. Il semblait préférable de se taire pour

    que les antisémites, par l'effet de leurs vociférations unilatérales, apparussent eux-mêmes comme des tru blions et des marginaux. La République, dans sa sagesse et sa générosité, saurait bien trouver les coupables d'une agitation sans fondements et les mettre au pas. Aussi les Israélites modérés désapprouvaient-ils l'activisme de cer tains immigrés et des jeunes de la Ligue internationale contre l'antisémitisme qu'ils accusaient de fournir des armes à l'ennemi. Les modérés s'inquiétaient aussi des engagements progressistes que prenaient souvent les étrangers et les jeunes; la gauche, avec ce qu'elle impli quait de remise en cause de l'ordre économique et social, pouvait, selon les Juifs conservateurs, justifier les alar mes des extrémistes de droite; voilà pourquoi les modé rés défendaient à peine Léon Blum, pourtant traîné dans la boue par les antisémites. Autre signe de frilosité, les Juifs français, plus ou moins marqués par le nationalis me hérité de la Grande Guerre, se méfiaient de leurs coreligionnaires réfugiés qui, nés en Allemagne, leur paraissaient de ce fait antipathiques et suspects. Les modérés étaient enfin choqués de ce que leurs frères étrangers, fidèles à des comportements sociaux et reli gieux jugés archaïques, fussent apparemment peu pressés d'entrer dans la grande famille française et donnassent ainsi raison à leurs sévères censeurs.

    Une telle pondération était parfois trouvée excessive. En 1936, Oscar de Férenzy, infatigable défenseur des Juifs, s'inquiéta de la spectaculaire poussée de l'antisémi tisme et ajouta avec regret : «Les Israélites jusqu'ici n'ont organisé aucune action de contre-propagande sérieuse»>. En fait, cette réserve résultait, non de la mauvaise cons cience des Juifs, mais plus fondamentalement d'un choix

    stratégique mettant l'accent sur la sérénité et la raison. Ainsi, il apparaissait clairement qu'aucun dialogue véritable ne pouvait s'établir entre les antisémites et les Juifs. Une conversation suppose un minimum d'écoute de part et d'autre, ainsi qu'un certain respect pour l'inter locuteur. Or les assaillants étaient assourdis par leur passion et ne voyaient les Juifs qu'à travers le prisme de la haine. La condamnation qu'ils prononçaient se révélait sans appel et était dépourvue de la moindre circonstance atténuante. Les Juifs et leurs amis, trouvant inutile et avilissant de répliquer aux égarements de leurs ennemis par d'autres égarements, restaient mesurés, ce qui les faisait parfois passer pour timides. Les deux discours se situaient donc sur des registres très différents et n'avaient aucune chance de se rencontrer.

    Les Juifs et leurs amis, chrétiens et laïcs humanistes, comprenaient qu'ils devaient s'engager au service de valeurs essentielles: la défense des droits de l'homme. Ils se battirent avec conviction pour cette cause, mais sans franchir les limites étroites qu'ils avaient assignées à leur action. Doit-on critiquer ces hommes qui faisaient confiance aux principes démocratiques consacrés par la République et ne croyaient pas que celle-ci pût être contaminée par le racisme importé d'Allemagne ? C'est surtout leur manque de lucidité politique qu'il convient d'incriminer : ils ne mesuraient pas la résolution de leurs ennemis et la volonté de ces derniers d'appliquer à la lettre les menaces qu'ils proféraient. Il faut d'ailleurs reconnaître que la nation française tout entière, vieillie, repliée sur elle-même, avide de paix, de plus en plus indifférente aux grandes idées pour la diffusion desquels les elle avait jadis combattu, partageait cette cécité.


    votre commentaire
  • Sylvain TESSON, Nicolas MUNIER - La panthère des neiges

    Merci Jean pour le cadeau.

    Des Sylvain Tesson, j'avais lu Dans les forêts de Sibérie. Je n'avais pas beaucoup aimé. Amateur de romans de voyage, j'avais trouvé assez vain ce récit d'un homme enfermé dans une cabane avec des bouteilles de Vodka.

    Ici, rien de similaire, SYlvain Tesson se fait embarquer par un photographe de talent Vincent Munier dans la quête de la Panthère des neiges au Tibet. La panthère des neiges a été malmenée par l'activité humaine et de par son milieu naturel est une proie de choix pour les chasseurs d'image. J'ai d'ailleurs pensé régulièrement au film la vie rêvée de Waler Mitty où Sean Penn joue le rôle (secondaire) d'un grand reporter. Et il y a une scène où il est -justement- en poste pour traquer photographiquement cette panthère des neiges. Chouette film au passage qui n'a rien à voir d'ailleurs avec la nouvelle de James Thurber.

    Portfolio Page - A quick overview of Wilson Webb's set photos | Walter mitty,  Peliculas, Fotografia

    Pour en revenir à l'ouvrage qui mêle les photos de Munier et le récit de Tesson, c'est un beau livre. Le récit est assez sobre. De temps en temps, Tesson se permet parfois le temps d'un paragraphe de se mettre en avant mais c'est souvent avec humour et je n'ai pas retrouvé cet égocentrisme qui m'avait plutôt déplu dans l'ouvrage précédent. D'ailleurs, le véritable héros de l'histoire, c'est Vincent Munier, traqueur, pisteur, coureur des bois, figure délicate et sauvage à la fois.

    « Je prenais des notes dans mes calepins noirs. Munier me fit promettre, si j’écrivais un livre, de ne pas donner l’appellation exacte des lieux. Ils avaient leurs secrets. Si nous les révélions, des chasseurs viendraient les vider. Nous prîmes l’habitude de désigner les endroits par les termes d’une géographie poétique, personnelle, suffisamment inventée pour brouiller les pistes mais assez imagée pour demeurer précise : « vallée des loups, lac du Tao, grotte du mouflon ». Désormais le Tibet dessinerait en moi la carte des souvenirs, moins précise que les Atlas, appelant davantage aux rêves, préservant le havre des bêtes. »

    On a aussi souvent droit à de belles pages, à de beaux récits. la langue est souvent léchée, délicate et qui raconte bien ces espaces qui correspondent si peu à nos imaginaires d'occidentaux, propices aux réflexions métaphysiques sans prétention mais à la beauté rugueuse.

    Un renard s’offrit au soleil, découpé sur l’arête, loin de nous. Revenait-il de la chasse ? À peine mon œil le quitta-t-il qu’il s’évanouit. Je ne le revis jamais. Première leçon : les bêtes surgissent sans prémices puis s’évanouissent sans espoir qu’on les retrouve. Il faut bénir leur vision éphémère, la vénérer comme une offrande. Je me souvenais des nuits d’adoration de mon enfance dans les établissements des Frères des Écoles Chrétiennes. Nous étions requis pendant des heures, les yeux tournés vers le chœur, emplis de l’espérance qu’advienne quelque chose. Les prêtres nous avaient indiqué vaguement ce dont il s’agirait mais cette abstraction nous paraissait moins désirable qu’un ballon de foot ou un petit bonbon.

    Sous les voûtes de mon enfance et sur cette pente du Tibet, régnait la même inquiétude, suffisamment diffuse pour me sembler bénigne mais constamment présente pour n’être pas légère : quand prendrait fin l’attente ? Il y avait une différence entre la nef et la montagne. À genoux, on espère sans preuve. La prière s’élève, adressée à Dieu. Vous répondra-t-il ? Existe-t-il seulement ? À l’affût, on connaît ce que l’on attend. Les bêtes sont des dieux déjà apparus. Rien ne conteste leur existence. Si quelque chose advient ce sera la récompense. Si rien n’arrive, on lèvera le camp, décidé à reprendre l’affût, le lendemain. Alors, si la bête se montre, ce sera la fête. Et l’on accueillera ce compagnon dont la présence était sûre, mais la visite incertaine. L’affût est une foi modeste.

    Dans le froid, on part à la rencontre des renards, des chats de Pallas, des loups, des yacks et de la panthère des neiges.

    L'ensemble est semé des photos de Vincent Munier qui rend au récit sa vocation première: photographier.

    Un beau livre.

    Quelques photos des photos:

    Sylvain TESSON, Nicolas MUNIER - La panthère des neiges

    Sylvain TESSON, Nicolas MUNIER - La panthère des neiges

    Sylvain TESSON, Nicolas MUNIER - La panthère des neiges

    Sylvain TESSON, Nicolas MUNIER - La panthère des neiges


    votre commentaire
  • Il faut plus de 600 pages pour que Victor Kravchenko raconte le sacrifice qu'il effectue en 1944. Il choisit de quitter son pays, ses parents, sa conjointe pour rester aux Etats-Unis, pays où il était en mission pour acheter des biens au nom de l'URSS.

    Il lui faut plus de 600 pages parce que l'auteur a décidé de tout nous raconter par le début.

    Kravchenko est né en 1905. Son père a fait la révolution de 1917. Né en 1905, il a 12 ans lorsque la révolution et Lénine dès octobre se chargent de transformer la Russie en une immense expérience idéologique à marche forcée.

    Et cinq ans plus tard, à 17 ans, il s'engage dans les Komsomol, les jeunesses communistes. Il est en quelque sorte de la première génération "née" avec le bolchévisme.

    Entre ses 17 et sa fuite (c'est un transfuge) à l'âge de 39 ans, il nous raconte sa vie et à travers elle tous les drames qui ont parsemé l'URSS au nom d'un idéal immédiatement concrétisé sous la férocité d'un Etat totalitaire. D'abord ouvrier puis il devient ingéinieur spécialisé dans la sidérurgie, il adhère au parti, devient directeur d'usine puis sera installé au Kremlin au début de la guerre pour coordonner la production de prosuits manufacturés issus des aciéries.

    Et à travers tout son parcours, c'est tous les drames qui se dessinent au fur et à mesure, la famine en Ukraine qui fera plus de trois millions de morts, les purges auxquelles il échappera non sans subir la torture, le NKVD qui fait la loi dans le pays, les mensonges d'Etat, les camps de concentration, la folie stalinienne, les aveuglements, la police plénipotentiaire.

    blague soviétique au passage (trouvée ailleurs):

    Dans une cabane au milieu de la Sibérie, un vieil homme se meurt. Quelqu’un frappe à la porte de manière menaçante.
    – Qui est là ? s’inquiète le vieil homme.
    – LA MORT.
    – Dieu merci, j’ai cru que c’était le KGB...

     Ce n'est pas un ouvrage bien écrit. Il n'y a pas de recherche de style. Ce n'est pas une oeuvre littéraire. C'est un témoignage, mais un témoignage précieux. Mais c'est cette froideur, cette écriture quasiment administrative qui fait la force de cette biographie qui dévoile un personnage qui parfois se donne le beau rôle (mais pourquoi pas?) et qui nous donne à voir non pas une dystopie mais une réalité, une idéologie qui usera de tous les subterfuges, de tous les mensonges, de toutes les horreurs pour tenter de garder une image intacte au-delà de ses frontières.

    C'est là aussi que cela devient intéressant car dans la littérature anti-soviétique (ce devait être un signe de bonne santé mentale), sa parution en France a fait l'objet d'un procès où l'on accusa Kravchenko de mensonge. Nina Berberova couvrira le procès. J'ai déjà commandé le livre.

    Ils sont précieux ces ouvrages sur ces individus qui ont vécu les horreurs de l'intérieur même du système, jusque dans les rouages les plus intimes où la terreur tenait chaque individu même parmi les plus hauts placés au bord du précipice.

    La seule solution pour quitter cette gigantesque prison à ciel ouvert étant alors la fuite. 


    votre commentaire
  • Raymond BOUDON - Pourquoi les intellectuels n'aiment pas le libéralisme

    Si on m'avait posé la question (d'ailleurs le titre n'est pas une question), j'aurais répondu que c'était parce que la politique (et ses inspirateurs) en tant qu'elle est organisation sociale valorise les solutions interventionnistes alors que le libéralisme est une forme de retrait.

    La question est bonne d'ailleurs. Comment se fait-il qu'un courant de pensée qui a accompagné la Révolution Française, permis d'établir la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ayant eu une longue tradition intellectuelle (Jefferson, Smith, Mill, Tocqueville, Bastiat...) se voit aujourd'hui délaissée?

    Raymond Boudon en tant que sociologue et donc scientifique ne se contente pas de cette réponse qu'il évacue assez rapidement comme insatisfaisante. il tente d'ailleurs dans un premier temps de définir ce qu'est un intellectuel. pour lui c'est un émetteur d'idée qui arrive en amont du médiateur.

    En résumé, le processus fondamental qui permet d'expliquer rejet du libéralisme par nombre d'intellectuels me paraît être le suivant : au point de départ de ce processus, la conjoncture, le contexte sociohistorique font apparaître des faits perçus comme saillants par la sensibilité collective. Ces circonstances créent alors une demande que les intellectuels obéissant à une éthique de conviction, et particulièrement les intellectuels « organiques », entreprennent Lorsque ces faits saillants donnent l'impression de révéler certains ratés des sociétés libérales, ils invitent les mêmes intellectuels à construire leur diagnostic en puisant dans les schémas explicatifs mis sur le marché par les traditions de pensée illibérales.
    Dès lors que la dénonciation de ces ratés témoigne de "bons sentiments" et que l'explication paraît simple, elle a des chances d'être médiatisés et de ne pas heurter la critique.

    Il met alors en avant la différence entre les idées vraies et les idées utiles.

    Qu'entend-il par illibéral? tout simplement les idées en opposition et par extension les idées marxistes et leurs simplifications: "Les mouvements de pensée qui composent cette matrice illibérale sont aujourd'hui partiellement discrédités. Mais les  schémas explicatifs qu'ils ont mis en place ne le sont pas, car ils permettent d'apporter, eux aussi, une réponse à toutes sortes de demandes qui surgissent dans les sociétés contemporaines.

    On reconnaît à travers cet extrait l'influence qu'il a pu avoir sur Bronner lorsqu'il parle de marché des idées (cognitif).

    Pourquoi ces schémas empruntés à la vulgate marxiste se maintiennent-ils? Sans doute parce qu'ils donnent l'impression de fournir des clés pour expliquer la réalité et notamment les diverses formes d'inégalité qui sont sécrétées par les sociétés libérales. Ces clés sont clairement perçues comme valides en raison de l'influence intellectuelle spectaculaire que le marxisme a connue et non parce qu'elles seraient d'une évidente véracité.

     

    En repartant de l'opposition entre holisme ontologique, et individualisment méthodologique, Boudon insiste sur le fait que nous devons toujours considérer que les choix de l'individu doivent toujours être analysés par la capacité que nous avons de les comprendre et non pas s'appuyer sur une influence quelconque (structures) qui influencerait leur choix. La psychologie causaliste désigne dans mon esprit les théories qui expliquent abusivement le comportement ou les croyances par des causes qui ne sont pas des raisons.

    Je rajouterais que considérer l'inverse, c'est considérer que l'individu (même l'éventuel oppresseur) ne serait pas responsable de ses actes. Et à perdre sa responsabilité, l'individu perdrait sa liberté justifiant toute politique liberticide.

    Les théories structuralistes (et causalistes) de par leur simplisme, qui rappelons-le est sacrément concurrentiel sur la marché des idées, renforcent des phénomènes comme celui de théorie du complot ou des dialectiques superficielles (bon/méchant, gauche/droite, opprimés/oppresseurs...)

    Pour Boudon, en plus, la tradition libérale a aussi, aux yeux de ses adversaires, l'inconvénient de na pas formuler de vision globale du monde: de ne pas être une idéolofgie ou une "religion séculaire" (cf Raymond Aron)

    Au de-delà de la méconnaissance même de ce qu'est ce mouvement:

    Last but not least sur le plan philosophique, le libéralisme représente la tradition de pensée qui propose certainement la vision du monde la moins eschatologique qui puisse être. Il est convaincu que les idées obéissent à un processus de sélection rationnelle et que la notion de progrès est essentielle. L'une des dimensions du progrès consiste dans la création et l'installation de normes permettant d'élever le niveau de confiance des citoyens dans les institutions de normes permettant notamment d'évacuer la corruption, d'accentuer la transparence des décisions au bénéfice de ceux qui en subissent les conséquences, ou de prendre au sérieux les sentiments des citoyens en matière d'équité. Le libéralisme se refuse à considérer que la notion de la "fin de l'histoire" puisse avoir le moindre sens.

    Plus généralement, le « désenchantement », qui se définit comme la liquidation de toute vision mythique du monde, accompagne indissociablement le libéralisme. Cela le dessert auprès de beaucoup. Quant au pragmatisme avec lequel il a aussi partie liée, il représente assuré ment une philosophie moins colorée et moins séduisante que d'autres.

     

    La deuxième partie est un petit peu moins théorique. (Il reste maintenant à comprendre pourquoi les théories parfois très fragiles produites dans le cadre de la tradition de pensée illibérale se sont diffusées, parfois avec une surprenante facilité, au sein des milieux intellectuels)

    Boudon y fait part peut-être d'un certain déclinisme. Il considère que l'université de masse est la première cause de la baisse d'influence de la pensée libérale.

    On peut avancer que ces différents facteurs baisse en moyenne des exigences scolaires et universitaires, installation d'une épistémologie disqualifiant la notion d'un savoir objectif - ont produit un autre effet d'importance cruciale : ils ont contribué à provoquer un épanouissement du moralisme dans le milieu enseignant et, au-delà, dans les milieux intellectuels. Car il est plus facile de porter un jugement moral sur tel épisode historique ou sur tel phénomène social que de les comprendre. Comprendre suppose à la fois information et compétence analytique. Porter un jugement moral ne suppose en revanche aucune compétence particulière. La reconnais sance de la capacité de comprendre suppose une conception objectiviste de la connaissance. Pas celle de la capacité de sentir. De plus, si tel juge ment moral rencontre la sensibilité d'un certain public ou s'il est conforme aux dogmes qui cimentent tel réseau d'influence, il peut être socialement rentable.

    Finalement, au-delà des questions qui préoccupaient déjà Boudon en 2003/2004 actuellement très prégnantes dans la sphère médiatique et universitaire (décolonialisme, déconstructionnisme...) c'est toute la question entre le savant et le politique qui pèse, la question des deux éthiques, celle de la conviction et del responsabilité également.

    Boudon conclut sur un paradoxe:

    C'est tout simplement, je crois, que le libéralisme est victime de son succès. Il est désormais solidement installé dans les nations du monde occidental, à des degrés divers bien sûr, et aussi ailleurs. Sans nécessairement le savoir, les antilibéraux reprochent surtout aux sociétés libérales d'être infidèles aux principes du libéralisme. En France, le dernier gouvernement socialiste a accéléré les privatisations et on paraît avoir enfin compris que l'État n'est pas fait pour être ingénieur. Le scandale du Crédit Lyonnais a montré qu'il valait mieux qu'il ne soit pas non plus banquier. En dépit du développement de la télé-réalité et des progrès de la pornographie, personne ne songe sérieusement à un retour à la censure. Cela heurterait profondément une opinion publique désormais pétrie d'idées libérales.

    Faut-il aussi y voir, quitte à déplaire, dans la démocratisation, la libéralisation du marché cognitif, de par le théorème de Simmel (selon lequel la banalité et l'insignifiance de toute conversation tendent à croître avec le nombre des participants) la baisse de qualité du débat intellectuel?

    Le libéralisme serait alors sa propre victime. Faudra-t-il en passer par une perte de nos libertés, de l'étendu de nos choix pour que le libéralisme retrouve de ses couleurs?


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique