• Franz KAFKA - Le Château

    J'ai enfin lu et terminé ce roman. C'était une lecture échouée lorsque j'avais une vingtaine d'années. Pourquoi l'avais-je arrêtée cette lecture? Je ne me souviens pas. De l'ennui peut-être.

    En tout cas, cette fois-ci j'ai terminé ce roman inachevé.

    K. arpenteur doit se rendre dans un château où il a semble-t-il été embauché. Mais une fois sur place, apparemment on n'a pas besoin de lui.

    Le début du roman est assez incroyable.

    Là-haut, le Château, déjà étrangement sombre, que K. avait espéré atteindre dans la journée, recommençait à s’éloigner. Mais, comme pour saluer K., à l’occasion de ce provisoire adieu, le Château fit retentir un son de cloche, un son ailé, un son joyeux, qui faisait trembler l’âme un instant : on eût dit – car il avait aussi un accent douloureux – qu’il vous menaçait de l’accomplissement des choses que votre cœur souhaitait obscurément. Puis la grande cloche se tut bientôt, relayée par une petite qui sonnait faible et monotone, peut-être là-haut elle aussi, peut-être au village déjà. Ce drelindin convenait d’ailleurs mieux au lent voyage que faisait K. en compagnie de ce voiturier miteux mais inexorable.

    On est quasiment dans le registre du fantastique. Le château que nous ne verrons que de loin est inaccessible. On ne semble pas pouvoir s'y rendre. Alors que K. s'y rend, les journées semblent alors ralentir.

    Mais le château est un prétexte. Le château est l'inaccessible par essence. L'histoire va se dérouler dans le village en contrebas.

    K. poursuivit son chemin, les yeux braqués sur le Château ; rien d’autre ne l’inquiétait. Mais en se rapprochant il fut déçu ; ce Château n’était après tout qu’une petite ville misérable, un ramassis de bicoques villageoises que rien ne distinguait, sinon, si l’on voulait, qu’elles étaient toutes de pierre, mais le crépi semblait parti depuis longtemps et cette pierre semblait s’effriter. Un souvenir fugitif vint frapper l’esprit de K… : il songea à sa ville natale. Elle le cédait à peine à ce prétendu Château ; si K. n’était venu que pour le voir, ç’aurait été un voyage perdu et il aurait mieux fait d’aller revoir sa patrie où il n’était plus retourné depuis si longtemps. Il comparait en pensée le clocher de son village avec la tour qui se dressait là-haut. Celle du clocher, sûre d’elle, montait tout droit sans une hésitation et se rajeunissait en haut, terminée par un large toit qui la couvrait de tuiles rouges ; c’était un bâtiment terrestre, bien sûr, – que pouvons-nous construire d’autre ? – mais qui plaçait son but plus haut que le plat ramassis des petites maisons et qui prenait une expression plus lumineuse au-dessus des tristes jours et du travail quotidien.

    Il va s'y confronter aux villageois pris dans une logique inconnue, administrative. Le lecteur peut se dire au début que Kafka avait l'idée de placer des enfants dans des situations qui les dépassent tant les personnages semblaient jouer, jouer des rôles d'adultes dont ils ne semblaient pas comprendre la portée. Mais la présence à de multiples reprises de termes liés à l'enfance nous font éliminer cet hypothèse.

    Il y a bien sûr de l'absurde chez Kafka, c'est presque inutile de le dire, une forme de nihilisme, d'incompréhension du monde. K. est l'ingénu qui débarque en terre étrangère et qui nous fait découvrir un logique autre, dévoilant les antimécanismes du monde.

    On comprend dans l'explication de Max Brod à la fin de l'ouvrage la portée philosophique du château, philosophie rattachée à Kierkegaard apparemment. Ce château à jamais inaccessible, l'impossible compréhension du monde, la solitude de l'être nous donnant peut-être aussi à comprendre de Franz Kafka.

    C'est parfois pénible à lire. je pense entre autres au chapitre XIV et l'épisode d'Amalia. Long chapitre qui détaille à l'extrême la déchéance sociale de la famille de Barnabé. Longue litanie d'explications. Mais ce principe de la litanie met certainement en valeur l'extrême sens caché derrière ce qui peut apparaître comme absurde. Une sorte d'indétermination expliquée rendant malgré tout insensé cet épisode raconté.

    Au-delà de l'intention première de Kafka, je peux comprendre la manière dont le roman attire encore et peut-être au-delà de ceux qui l'ont lu. Les interprétations peuvent être multiples (et ne peuvent se limiter à la simple image du château) : l'articulation de l'absurde par les règles en arcane rendant l'étranger incapable de s'inscrire dans la logique et surtout la forme administrative de cette absurdité inscrit le roman dans une continuité des sociétés complexes, exprimant l'incompréhension des fonctions des uns, les pouvoir des autres, pouvoir concret ou symbolique, imposant ordres, erreurs au nom d'une évidence qui serait intrinsèque et rendant inhumaine cette organisation humaine et la manière dont nous pouvons la légitimer.


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  • Arthur Koestler - la lie de la terre

    La lie de la terre, ce sont les étrangers, les anti-fascistes, les métèques, les revenants de la guerre d'Espagne qu'ils avaient perdus, ce sont les allemands de la République de Weimar qui se sont retrouvés en France lors de la déclaration de guerre suite à l'invasion de la Pologne en 1939.

    « Mais la majorité, comme Poddach, la Polonaise et moi-même, avait déjà passé par les prisons et les camps de concentration d'Allemagne, d'Italie, d'Europe orientale ou d'Espagne. Nous avions été vaincus, en partie, par notre propre faute, en partie parce que les puissances qui auraient dû être nos alliés naturels nous avaient abandonnés et trahis. Peu d'années auparavant, on nous avait appelés martyrs de la barbarie fasciste, pionniers de la civilisation, défenseurs de la liberté, et quoi encore? La presse et les hommes d'État de l'Occident avaient fait beaucoup d'embarras à notre propos, probablement pour étouffer la voix de leur mauvaise conscience. Et maintenant, nous étions devenus la lie de la terre.
    Mais pourquoi ? Pourquoi ce déchaînement général et bizarre de haine contre ceux qui avaient été les premiers à souffrir de l'ennemi commun et dont la majorité s'était offerte à combattre dès le début de la guerre ? Il nous fallut longtemps pour comprendre ce phénomène et tout ce qu'il impliquait sur le plan sentimental et politique et, quand nous le comprîmes, ce fut pour nous l'explication d'un des principaux facteurs psychologiques qui finalement menèrent la France au suicide. »

    La lie de la terre, c'est le témoignage de Koestler, Hongrois qui habitait en France, qui se trouvait sur la côte d'Azur lors de la déclaration de la guerre et qui remonta sur Paris pour se retrouver ensuite interné dans un camp de concentration à Vernet. Camp de concentration d'où il pourra sortir grâce à des relations alors que de nombreux autres seront lors de l'invasion par les troupes allemandes donnés à la Gestapo. Vernet d'ailleurs qui en terme d'organisation n'aura rien à envier à certain camps (Koestler, le placera entre les camps espagnols qu'il a fréquéntés et Dachau bien connu à l'époque): froid, faim, traitements humiliants, sortes de kapos...

    C'est aussi le récit de la confrontation avec l'administration française qui apparaît liminairement comme un des rouages  bien conciliant avec l'envahisseur, faite de chefaillons, de sous-fifres et d'attentes impossibles. Confrontation aussi avec la police française qui se montrera également à la fois soupçonneuse par principe envers les étrangers et bien disciplinée pour que ne s'échappent pas ceux qui ont à perdre leur vie face à l'Allemagne nazie.

    C'est aussi le récit d'une fuite à travers la France pour rejoindre un port où il pourrait prendre un navire pour l'Angleterre. Fuite qui le mènera à Bordeaux, l'engagera dans la légion étrangère, l'emmènera en zone libre puis à Marseille où il pourra alors embarquer pour Lisbonne (là où se déroule croisade sans croix)

    C'est donc un panorama de la France entre 1939 et 1940 par un étranger qui vivra le sort réservé à une cinquième colonne fantasmée, qui vivra une xénophobie entraînant de nombreux opposants à être acculés dans un pays qui ne les protège plus, qui deviennent l'incarnation d'une lutte qui n'a plus lieu d'être au moment de la défaite.

    Koestler en réchappa contrairement à de nombreuses connaissances que nous croisons au fil du récit ou dont nous entendons parler. Et c'est juste avant de refermer le livre que nous revenons aux première pages

     

    Arthur Koestler - la lie de la terre


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  • Science-fiction soviétique

    En toute honnêteté, je crois ne l'avoir lu (alors que c'est Claire qui a motivé son achat) que pour une certaine curiosité politique et peut-être aussi pour la blague puisque je savais que la meilleure nouvelle de science-fiction communiste, le manifeste du parti communiste n'était pas dans le recueil. Mais on me dira que c'est peut-être dans une anthologie de la littérature utopique...

    Pas grand chose à se mettre sous la dent dans cette anthologie. Des individus sont confrontés à des nouvelles technologies, des espoirs et craintes qui y sont liées. On y trouve des prénoms russes qui donnent une ambiance russe mais rien de soviétique Comme le dit la quatrième de couverture, "chez eux l'optimisme est le corollaire de l'inquiétude." Mais je n'y ai rien vu de spécifiquement soviétique.

    Rien si ce n'est la dernière nouvelle. Il faut attendre la troisième partie de la troisième nouvelle pour enfin lire une grille de lecture. LA nouvelle, c'est la ballade des étoiles de Altov et Jouravleva. Et ce qui est entre autres étonnant, c'est que cette nouvelle date de 1960, d'une époque où le lyrisme et les illusions soviétiques étaient depuis longtemps amoindris.

    Car dans cette nouvelle qui début plut^to pas mal avec une forme de conquête de l'espace. Le préambule est même plutôt pas mal:

    "c'était au temps où les hommes commençaient à frayer les routes du Monde Stellaire. L'appel des étoiles était plus fort que l'attirance séculaire de la mer. Les iononefs quittaient la Terre et les uns après les autres  et le vent enivrant de la découverte les poussait vers les astres [...]"

    Un de ces explorateurs raconte comment après des péripéties il a découvert une race nouvelle, des humanoïdes à moitié transparents (pour s'adapter à leur environnement propre.

    Et c'est vraiment dans ce chapitre qu'on peut y lire une spécificité soviétique faite d'illusion, de croyance en une eschatologie, un progrès continu et un droit de l'homme soviétique à conquérir les mondes et à apporter sa sagesse aux peuples de l'univers. C'est très étonnant:

    Je mets quelques extraits:

     

    "Bon Dieu, ce que j'ai pu me dire d'injures! Nous autres hommes regardons sans honte le passé de l'humanité parce que la lumière a vaincu les ténèbres, parce que le bien a triomphé du mal, et en a triomphé pour toujours. Nous pouvons dire : oui, en l'an seize cents, des fanatiques cruels ont brûlé Giordano Bruno, mais les hommes n'ont pas suivi la route où voulaient les pousser les fanatiques, ils ont pris la route de Bruno. Nous savons que l'humanité, en un temps étonnamment rapide si on le mesure au rythme de l'histoire, est passé de la sauvagerie à la société communiste, c'est-à dire à la justice. Mais lui, le fantôme, il ne le savait pas."

    et

    L'un ignorait depuis longtemps le chagrin et le malheur. Il était bon, tendre et sublime et il avait l'âme pure d'un enfant. L'autre avait connu pendant des siècles le combat sans merci du bien et du mal, il avait souffert d'innombrables maladies, mais il avait survécu et il était maintenant fort et bien trempé.

    Le premier monde vivait de la générosité de la nature, et cette générosité ne s'était pas démentie pendant des millé naires. Pendant des milliers d'années, le second n'avait reçu que de misérables miettes, et un jour était venu où ce monde, ayant dompté la nature, aurait pu dire: « Suffit. Maintenant j'ai tout ce qu'il me faut. » Mais ce jour-là, il avait dit : « Dorénavant, je n'ai plus à me soucier de mon existence. Tant mieux, je vais pouvoir aller de l'avant plus vite que jamais. »

    Le premier vivait une fête sans fin et par conséquent accablante. L'autre aussi était enfin parvenu à la fête perpétuelle. Mais c'était une fête particulière où les victoires du travail et de la pensée étaient les triomphes les plus éclatants, où le plus haut bonheur humain était le travail qui transformait l'univers dans un élan vertigineux."

    ou encore

    Ce n'est pas d'hier que l'homme a du bon en lui. Le bien est né avec l'homme. Mais on l'a écrasé et entravé. Maintenant, il est libéré pour toujours, sans retour. N'est-il pas normal que ce soit nous, qui avons connu tant de douleurs, qui ayons reçu aujourd'hui le lourd privilège de tendre la main aux autres pour les aider ? »

    Oui, chacun de nous est responsable de ce qui se produit sur notre planète. Naguère, notre monde se limitait à la Terre. Nos langues étaient multiples et nous pensions et vivions diversement. Maintenant seulement nous nous sen tons membres d'une même famille. Nous avons compris que pour les autres êtres doués de raison, nous sommes un tout : l'humanité, les hommes. Quand nous rencontrons de tels êtres, chacun de nous est responsable du passé, du présent et de l'avenir de toute l'humanité.

    Je pense qu'il faut voir un sens profond au fait que les hommes n'ont pénétré dans l'Univers que sous le communisme. Cela ne vient pas seulement du développement des techniques. On ne pouvait pas entrer en contact avec d'au tres êtres raisonnables sans avoir vaincu une fois pour toutes le mal qui régnait sur la Terre. Sinon, la rencontre aurait tourné à la catastrophe. Le communisme n'a pas seulement procuré aux hommes la possibilité technique d'effectuer de lointaines croisières ; il leur a donné aussi le droit moral d'entrer en rapport avec d'autres êtres pensants.

    Il cite même Marx et Lénine à un moment. Nous avons donc bien une oeuvre de science-fiction soviétique, de propagande, d'Etat.

    Très étonnant.


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  • Jacques ELLUL - Les nouveaux possédés.

     

     

    De Jacques Ellul, j'ai beaucoup lu sur la technique qui pour moi est une grille de lecture qui façonne le réel et les liens entre les individus. Pour Ellul, il est beaucoup question de l'autonomie de la technique (que peut résumer la loi de Gabor: « tout ce qui est possible sera nécessairement réalisé ») ou de son ambivalence. la technique (ce qu'on appelle indûment technologie couramment) est pour lui une sorte de miroir aux alouettes, une illusion qui ne permet d'atteindre ni le bonheur. (Mais qui permet cependant -c'est moi qui le dit- de jouir de nombreux conforts matériels) Et là nous nous orientons vers le Ellul théologien (que je connais mal).

    Ce sont des concepts que j'ai souvent en tête lorsqu'il m'arrive de réfléchir à ce que nous sommes en ce siècle très matérialiste et aux progrès techniques constants.

    Le principal souci avec Ellul, c'est qu'il n'écrit pas très bien. Ce sont parfois des cours qui sont retranscrits. C'est souvent difficile à lire. il faut s'accrocher.

    Ici, il n'est point de question de technique. Une des autres caractéristiques d'Ellul, c'est que c'est un critique du communisme.

    Comme de nombreux autres auteurs de l'époque (et bien avant d'ailleurs) il fait le constat que la science n'a pu faire reculer la mystique:

    En réalité depuis près d'un demi-siècle nous assistons à une invasion massive du sacré, comme du religieux dans notre monde occidental. L'homme rationnel n'a pu s'en tenir à sa rationalité. Ce monde s'est révélé, finalement à double et triple fond. Et plus l'homme avance en lui-même, plus il est conduit à la mise en question des certitudes systématiques acquises péniblement au xixe siècle. Nous discernons les arrière-fonds qu'il n'est plus possible de cacher et nous avons appris que notre intelligence claire repose sur un socle de mystère. Nous avons vu cet homme raisonnable pris dans des vagues de folie mystique et se comporter comme un barbare.

    Et nous assistons par contradiction à un nouveau sacré:

    Or cela correspond exactement en même temps à ce que nous avions découvert plus haut : c'est le facteur de désacralisation qui devient en même temps le centre du nouveau sacré. La puissance qui a provoqué la transgression de l'ancien ordre ne peut être elle-même que sacrée : elle entre dans le monde sacral, et se trouve investie d'une évidence d'autant plus aveuglante qu'elle a précisément triomphé de l'évidence première. J. Brun souligne le même mécanisme quand il écrit que les maîtres de la désacralisation pour notre époque moderne (Marx, Nietzsche, Freud) « sont désormais tenus pour insoupçonnables. On les sacre, on les consacre. Ils sont devenus les nouveaux monstres sacrés, et l'on assiste alors à une réinstallation de ce sacré que l'on prétendait avoir exorcisé ». II montre par ailleurs comment nos manifestes politiques et nos pétitions prennent un caractère sacré, « remplacent les encycliques » et que toutes nos volontés de désacralisation, « si elles dénoncent le sacré comme expression, l'impliquent comme exigence ».

    Aujourd'hui, on parlerait de bias cognitif, de limitations de conception viea notre Umwelt, on biologiserait cet état de fait. Nous nous plaisons à un univers symbolique parce que notre langage, notre puits sans fond, est source d'itnerprétation de nos limitations.

    Tels sont les deux axes du sacré moderne autour desquels s'ordonne notre monde social. Et dans celui-ci viennent se développer mythes et religions qui se situent par rapport aux quatre a pôles » du sacré, et qui sont des traductions, des explications, de ce sacré. Il n'y a pas en effet des éléments séparés, disjoints, un sacré, des mythes, et puis « les religions séculières » Nous retrouvons au contraire, dans ces sociétés sécularisées, la même organisation religieuse que dans les sociétés traditionnelles, avec un système de relation entre le sacré, les mythes, les religions. formant un ensemble coordonné du monde sacral.

    Il reprend la définition de religion séculaire de Aron datant de 1944.

    Ainsi Ellul, évoque les nouveaux mythes qui possèdent "l'homme nouveau"

    Dans la mesure en effet où l'objectivité sort de la méthodologie pure pour devenir un état de conscience, une attitude, une éthique, elle devient jugement de valeur. Elle devient exclusion de tout autre mode d'appréhension de la vérité. Et déjà cette relation à la vérité nous introduit au mythique. Mais bien plus, l'objectivité se présente elle-même comme valeur synthétisant toute la science : c'est exactement ce à quoi prétend le discours mythique dans la perspective, qui me semble exacte, de Roszack. Or ce mythe de la science est l'autre grand mythe de l'humanité moderne, sa référence universelle, que l'on retrouve dans toutes les attitudes. toutes les recherches, toutes les évidences reconnues, toutes les situations assumées, il est le a motif profond », l' Arcane, comme !'Histoire. Et sur ces deux motifs profonds se construisent des « images-croyances », second degré plus superficiel où s'entrecroisent toujours les deux thèmes majeurs de « !'Histoire-Sens » et de la « Science-Salut ». Ces "images-croyances" sont le détail du mythe fondamental mêlé de spectaculaire et d'explicatif particularisé. Nous ne pouvons les détailler toutes. facettes multiples d'une même réalité de croyances communes. Nous retiendrons la lutte de classes, le bonheur, le progrès, la jeunesse. 

    Et dans les années 70, c'est au maoïsme et au communisme, ces nouvelles religions séculaires que s'intéresse jacques Ellul.

    Or, pendant que certains régimes devenaient religieux, le processus de sacralisation de l'État s'effectuait partout. C'est la rencontre des deux phénomènes qui conduit à la situation présente. La politique est devenue religion. non seulement parce que ·ta religion politique du nazisme et du marxisme a peu à peu gagné toutes les formes politiques : mais celles-ci n'étaient susceptibles de cette évolution que dans la mesure où l'objet de la politique. le pouvoir de l'État, était lui-même devenu sacré. Tel est l'ensemble d'actions et de réactions qui aboutit à la religion séculière. 

    et de faire le procès de la politique telle qu'on peut la connaître encore aujourd'hui dans le militantisme:

    Et l'apanage de la foi, l'intransigeance, a été transféré de la foi chrétienne qui est devenue molle, tolérante et pluraliste, à ·la foi politique. Rien de plus redoutable que ces croyants politiques : ils détiennent la vérité, comme tous les croyants, mais à la différence de ceux -ci, le pouvoir ne peut être dissocié de la vérité. C'est ici que la foi politique me paraît incomparablement plus dangereuse que toute autre. Le bouddhisme n'implique en rien l'association à la puissance politique (au contraire), le christianisme non plus, et si le christianisme reste fidèle à son inspiration et à son sujet, le Dieu d'amour, il est incompatible avec l'exercice du pouvoir politique. L'association s'est faite par accident. Au contraire, la foi politique ne peut s'incarner que dans le pouvoir politique, l'État moderne, c'est en cela qu'elle est la plus atroce des religions que l'humanité ait jamais connues. Elle est la religion de la Puissance abstraite incarnée dans la Police, l'Armée, l'Administration : c'est-à-dire les seules puissances concrètes. La seule garantie contre cela avait été le libéralisme et la laïcité de l'État. Ces fragiles et raisonnables digues ont cédé. Un interlocuteur (gauchiste) m'écrivait récemment (alors que je défendais la laïcité de l'État et de la nécessité que l'enseignement ne diffuse pas une idéologie formalisée mais lutte contre toutes les idéologies), que lorsque l'on connaît la Vérité, on ne peut pas la laisser cachée. Sa vérité était évidemment gauchiste, et il m'expliquait que l'on devait orienter l'esprit des jeunes selon la Commune, etc. Mais en réalité Staline et Hitler avaient aussi chacun mis l'État au service de la Vérité. Il n'y· a aucune différence entre un croyant gauchiste et un croyant stalinien ou hitlérien : leur attitude envers !'École et le Pouvoir sont les mêmes. 

    ou encore:

    Le croyant est totalement apaisé : il ne connaît plus le doute, le partage, le dilemme. Il est assuré d'être du bon côté, ce qui lui est garanti par l'adhésion de tous avec lui. Il éprouve -le sentiment d'avoir enfin une vérité totale, indestructible (et l'on sait que avoir la vérité, c'est la garantie du salut). Il est pardonné de toutes ses fautes passées, puisque ce système tend justement à effacer les fautes sociales. Il est garanti de toutes les fautes à venir, puisque dorénavant tout ce qu'il fera dans l'intérêt de la Cause correspond au Bien. C'est une situation éminemment caractéristique du croyant. On a depuis longtemps souligné la fonction cathartique des religions universelles. Lorsque celles-ci disparaissent, il faut quand même que cette fonction ait lieu, car l'homme ne peut pas vivre sans purification. La psychanalyse était insuffisante pour jouer ce rôle : mais elle fut suppléée et dépassée par les religions séculières qui ont amené la catharsis au travers de l'épreuve et du sacrifice. Cet homme purifié devient vraiment un homme nouveau. Aragon a tenté de le montrer dans son grand texte sur Les Communistes. Ce qui est remarquable, c'est que lorsqu'on essaie de concrétiser les choses on s'aperçoit que cet homme nouveau ne comporte pas grand-chose de neuf, il s'agit d'ardeur au travail, de dévouement à la collectivité, de sacrifice au Führer, de rigueur envers les ennemis ... · Or, tout ceci, qui est fort banal, n'empêche pas l'affirmation générale que les communistes ou les nazis sont vraiment des hommes nouveaux. On passe à l'absolu et l'on décrit un univers en blanc et noir. Tout le mal d'un côté, tout le bien de l'autre, èe qui est extraordinairement libérateur. Là encore, identité avec les religions, identité encore bien plus poussée lorsque l'on considère que cet homme nouveau est seulement un homme en attente. Il est déjà nouveau, mais cependant pas tout à fait, car tout sera accompli seulement au bout de la révolution. Quand on sera dans la société communiste idéale, achevée, développée (la phase supérieure) ou dans le millénium (parfaite identité avec la tension chrétienne entre l'eschatologie réalisée et l'eschatologie conséquente). Car on attend le moment où ce ne sera pas seulement le fidèle qui sera nouveau, mais le monde ·entier. L'accomplissement de la célèbre prophétie de Marx, l'homme réconcilié avec la nature, réconcilié avec l'homme, réconcilié avec lui-même - ou celle de Hitler, l'homme portant au sommet toutes les potentialités de l'homme et accomplissant enfin le surhomme qui régnera sur toutes choses. La société sans État et sans bureaucratie, dans les deux cas. Les temps historiques seront révolus. Cette attente apocalyptique s'exprime selon les cas et les moments soit dans une utopie soit dans un millénarisme 1 - millénarisme hitlérien et de la révolution culturelle chinoise, utopie soviétique et des partis communistes en dépendant. Dans tous les cas, il s'agit de la représentation d'un état parfait des choses et des êtres, et l'on retrouve les thèmes mêmes de l'apocalyptique traditionnelle, le jugement, le passage par le feu, la nouvelle stature accomplie de l'homme, le retour à l'unité par la suppression des différences en même temps qu'un retour à la perfection de l'âge premier en y intégrant, y assimilant la perfection issue du développement historique (le retour à la commune primitive mais avec tout l'acquis des sciences et des techniques, le retour à la germanité du Haut-Moyen Age, mais avec, là aussi, l'intégration des techniques les plus avancées) - c'est-à-dire exactement la reproduction des images judéochrétiennes, en même temps que l'assimilation des plus anciens archétypes religieux. 

    Et de conclure:

    Nous venons donc de décrire une série de phénomènes : mais ce qui nous permet de dire que la religion séculière est une véritable religion, et qu'il n'y a là aucun abus de mots, aucune facilité de ma part, c'est leur conjonction. S'il n'y avait que des cérémonies, ou que des livres sacrés, ou qu'une organisation, assurément même si l'on pouvait comparer ce trait avec un élément religieux, on ne pourrait en tirer une conclusion générale. Au contraire, ce qui est décisif c'est la conjonction de ces indices. Car finalement on s'aperçoit que d'un côté tout ce qui constitue le visage externe du christianisme, par exemple, se retrouve reproduit, sans rien oublier, dans le nazisme ou le communisme, et réciproquement tout ce qui constitue le visage externe du nazisme ou du communisme était déjà dans le christianisme : c'est cette parfaite coïncidence qui oblige à dire que l'on se trouve bien en présence de religions. Gramsci encore souligne : « Dans la période actuelle, le parti communiste est la seule institution que l'on puisse sérieusement comparer aux communautés religieuses du christianisme primitif : dans la limite où le parti existe déjà à l'échelle internationale, on peut tenter la comparaison et établir un ordre de relation entre les militants pour la cité de Dieu et les militants pour la cité de l'homme » Et l'on se piaît enfin à comparer les messages. le providentiallisme chrétien et le prophétisme révolutionnaire. le chemin qui va de la faute originelle au salut et celui qui va de l'exploitation de l'homme à .la société sans classe, avec entre les deux, la dure nécessité, les bûchers de l'Inqtiisition et des camps de concentration, l'arbitraire du Dieu spiritualiste et la dure nécessité du -matérialisme historique... Tout nous conduit à cette assimilation . et dans notre situation l'homme politique est devenu le parfait équivalent, le substitut inaltérable de l'homme religieux traditionnel. 

    Ellul semble voir donc dans l'effondrement du catholicisme les causes des religions séculaires à travers le besoin primaire de religion chez l'homme.

    Aujourd'hui, encore une fois, on évoquerait les choses autrement (je pense à Boyer entre autres) à travers l'évolution cognitive de l'homme et aussi ses besoins de coalition. Donc ,je ne sais pas si Ellul est totalement nécessaire aujourd'hui mais il vient ajouter sa pierre à l'édifice d'une société qui n'arrive pas malgré ses bonnes intentions à se défaire de ses instincts qu'Ellul appellerait religieux, critiquant le jeu de dupes que se joue l'homme politique.

     

     


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  • Georges de la Fouchardière - L'afaire Peau-de-balle

    J'avais beaucoup ri avec le bistrot de la chambre. J'ai donc acheté plusieurs autres oeuvres de La Fouchardière.

    Ici, nous sommes dans le monde hippique. Un entraîneur malheureux, des propriétaires riches et un peu bêtes dont une ancienne cocotte, un évêque qui apparaît dans la seconde partie.

    L'argument est léger: on vend un cheval incroyablement rapide qui s'avère être un cheval mécanique (La machine à galoper est le sous-titre). Ceci étant dit, au début l'auteur déroule son verbe dans le descriptif des personnages et leurs relations. C'est drôle. Enfin, je trouve cela drôle. Puis malheureusement après cela s'essouffle un peu (contrairement au cheval qui fonctionne à l'électricité) et la Fouchardière perd de son verbe (quoiqu'il y ait des passages sur les chroniqueurs de turf qui méritent le détour) et se contente de dérouler l'histoire en péripétie en courses, complots et avanies.

    Car complot il y a et ce que je n'ai pas dit, c'est qu'il y a un concurrent malheureux dans l'histoire: le baron Isaac de l'Échelle-Jacob. On y reconnaît une sorte de baron de Rothschild. Cela aurait pu s'arrêter là si l'auteur n'en avait pas fait une figure peinte à l'encre de l'antisémitisme. On fait plus que subodorer l'antisémitisme de l'auteur qui dépasse la caricature qui peut faire le personnage comique pour décliner chez le baron tous les stéréotypes du juif d'alors: le physique "à l'allure d'un animal de proie, plus exactement d'un oiseau carnassier captif", en connivence avec les forces de l'argent, cosmopolite,  à l'accent ridicule, en lien avec les loges, comploteur (ses complices portent d'ailleurs tous un nom ou un prénom juif) et aussi la bêtise.

    Bref une histoire sans grande importance. L'humour et la légèreté du propos sont aujourd'hui gâchés par cet antisémitisme.


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